CADEX 1

NOUMENE

L'homme s'assit assez lourdement et saisit la télécommande de sa chaîne stéréo. Il la mit
immédiatement en marche. La platine laser déversa une musique vigoureuse, une version live de
pinball wizard. Cette musique le rendit nostalgique d'une époque qu'en fait il n'avait pas vraiment
connue. Il lui manquait au moins dix ans pour avoir fait un mods convenable. Lui avait plutôt était
baba-cool quand la mode était au punk ou au néo-rock débridé. Cette sensation du retard
permanent était sans doute l'un des traits marquant de son existence qu'il ne savait d'ailleurs plus
très bien vouer à autre chose qu'à attendre assez tristement une mort pourtant encore lointaine sauf
si le destin, la providence peut-être en décidait autrement.

La triste consolation d'une vie en apparence confortablement assise lui laissait comme une
amertume. Le sentiment que jamais la vie ne s'emporterait encore comme cela avait été. Pire, il
était intimement persuadé qu'elle se serait encore plus emportée s'il avait été de toutes ces époques
où le monde marchait enfin sur ses pieds. Cette foi, il la tenait de son enfance toute entière passée à
contempler les allées et venues de l'ascenseur sur l'un des paliers d'un vieil immeuble parisien ; à
parcourir la Sodjiane et la Bactriane en compagnie du grand Alexandre ou à fondre à la tête d'une
armée en guenilles sur les arrières d'une colonne autrichienne.

C'est d'une vie de héros qu'il aurait voulu et non d'une existence qui éteignait aussi sûrement les
désirs qu'une tramontane soufflait une bougie.

L'homme était légèrement assoupi quand d'un geste ferme sa femme baissa la musique et vaqua dans
sa cuisine. Il se leva en grognant et la suivit à la recherche de quelques solides compensations au
chagrin qui le rongeait.

Calmé, il enfila une parka dont il remarqua machinalement le triste état, cela ajouta à son désarroi.
Il fit mécaniquement quelques pas dans un jardin en friche et franchit sans plus de peine le portail
de son pavillon de banlieue. Après quelques minutes il revint sur ses pas, ouvrit les deux battants
vermoulus du portail qu'il venait de franchir et monta dans sa voiture qu'il fit démarrer en marche arrière.
Il abaissa d'un geste la vitre électrique et repris son souffle. Le fonds de l'air loin de le rafraîchir
ajouta à son dégoût, il sentait la terre mouillée, le compost et un vague remugle d'égouts.
Il regarda machinalement son environnement si familier, qu'en dix ans il n'avait jamais remarqué
le pignon en forme d'angelot qui ornait le toit d'une maison proche de la sienne. Cette vision, il ne
sut dire pourquoi, le rassura.

La vitesse, libéra son esprit qui depuis quelques minutes ne se fixait plus sur rien. Il se mit à
imaginer une relation sexuelle avec l'une de ses collaboratrices, dont l'extrême passivité le
fascinait. Cette espèce d'inertie à l'existence s'apparentait à ses yeux au comble de la lascivité.
Il l'imagina assise à son bureau, lui se plaçant à son côté, l'effleurant légèrement, en laissant
monter son désir, soudain il lui offrait son sexe et elle acceptait de l'absorber sans qu'il se passe
rien de plus.
Cette idée lui parût monstrueusement perverse, lui rappela qu' il avait beaucoup d'amour à
revendre et qu'à chacune même les plus laides, il avait finit par trouver du charme voire un certain
sex-appeal. Cette terrible évidence, il la vivait comme l'énième avatar de sa fin.

Un feu rouge le rappela à la réalité, il chassa de son esprit ces sombres pensées, à remiser se dit-il
au rang des misérables turpitudes dont s'accommodent, lui compris une humanité pas toujours très brillante.
Il reprit sa route.
Chaque fois c'était la même chose.

Il ne pouvait se dissimuler à lui-même un intense tourment qui le saisissait comme la chaleur d'un
brasier, le séchait sur place parfois, et lui ôtait toute capacité à raisonner sur autre chose que ce
tourment.
Il reprit son chemin avec l'idée d'aller manger dans un petit restaurant chinois qu'il appréciait
dans un quartier proche de Chinatown.
Il ne put se garer qu'à plusieurs centaines de mètres du lieu, à deux pas de l'immeuble où il avait
vécu avec Naomi durant plusieurs années.
Ce rapprochement qu'il n'avait pas prévu le replongea quelques instants dans un état nostalgique
qu'il ne supportait pas plus de quelques minutes. La nostalgie cédait alors rapidement la place à la
colère, contre elle, contre lui-même de n'avoir pas su mener la relation afin qu'elle subsiste à
travers le temps.
Le pire était lié à la mue de plus en plus rapide de sa trentaine en quarantaine, bondissante
peut-être, mais désormais en vue. Cela lui avait toujours semblé ridicule lorsque ses amis l'
évoquaient, et il s'esclaffait volontiers à ce sujet.
C'était son tour de remâcher la marche inexorable du temps et de la sentir courir dans ses artères.
Le restaurant était bondé comme d'habitude, Asiatiques et Européens mêlés, un haut niveau de tabagie
flottant dans la petite salle.
Il pensait toujours naïvement que la proportion d'Asiatiques dans une salle de restaurant était un
indicateur de qualité de la chère. Pourtant de nombreuses fois, il avait constaté le contraire.
Après s'être assis à une petite table au fond de la salle, à proximité du bar et commandé le menu du
jour, il s'intéressa au ballet des serveurs passant rapidement entre les tables, dans une tenue
élégante, chemise blanche impeccable et pantalon noir bouffant "Chinese style".
Il avait déjà discuté avec la serveuse, étudiante en droit le jour, "assistant manager" le soir dans le
restaurant du cousin de la famille.
Cette fille l'intriguait, l'intéressait en fait.
Un large sourire, de jolies dents et une silhouette fine.
A chacune de ses visites, elle s'intéressait beaucoup à ses lectures; il transportait toujours un
bouquin avec lui, qu'il posait sur la table comme un invité. Il ne l'ouvrait jamais durant le repas
mais savait que ce serait le sujet d'une conversation avec elle.
Pour la première fois, l'intérêt distant qu'il lui portait semblait se muer en début de désir.
Il fit un effort pour analyser cette pensée puis s'efforça d'être séduisant.
Au début, sans vraiment s'en rendre compte, puis de façon délibérée, en parlant de choses
agréables et badines.
Cela n'était possible que durant de courtes pauses, puisque la fille passait l'essentiel de son temps à
parler avec d'autres clients, à vérifier le travail des serveurs et de ci, de là à servir elle même
quelques Ha kao et nouilles sautées à différents parfums.
Ce stop and go finit par le lasser. Il décida de briser là, en collant néanmoins un post-it au
terminal de paiement électronique SAGEM dernier cri derrière le comptoir ­ TPE modèle R350
Duo, sans fil, avec écran rétro-éclairé, 6 700 FRF H.T - invitant la fille à le rejoindre à la fin de la
soirée au China Club, histoire de faire ton sur ton. Après tout, les nouilles, rien à carrer ! Quels
que soient leurs parfums !

Une fois dehors, il sentit s'immiscer en lui un froid urbain et néoneux avec la même redoutable
efficacité qu'un lambertiste dans les débats d'une assemblée générale de grévistes. Il en eut un
haut-le-c¦ur, vite réprimé pourtant. Après avoir remonté le col de son manteau ­ c'est un geste,
cinétique, qu'il aimait ­ il s'offrit d'allumer une cigarette et accéléra le pas. Il marcha ainsi
longtemps, l'esprit en volutes. Et s'arrêta net, à l'angle des grands boulevards : et s'il n'y avait pas
d'enquête, pas d'affaires, rien à révéler en somme, sinon un infini ressassement de petites
abjections, trahisons, mensonges que l'humanité transpirait de tout temps et de toute éternité tel un
poison aigre mais vital, organique ? Ou, plus grave encore, tout cela n'était-il pas d'une vanité
pathétique, la vérité ayant reflué des grèves de nos consciences ?
Ces rues, ces systèmes, ces codes, qui le construisaient autant qu'ils le détruisaient, n'étaient-ils pas
le précipité de volontés aveugles de puissance, humaines trop humaines, livrées, certes, à leur
propre déchaînement, mais ayant définitivement subverti l'ordre comme le désordre par une sorte
d'invisible miracle ? Il évita de très peu un roller à tête orange. De ces volontés, sortilège, il était
le jouet autant que le complice. Jouet ?
Oui, dans ce monde surchargé, maniéré, où plus rien ne faisait autorité, à la légitimité si faible
qu'il semblait une bulle prête à exploser, à la violence tellement maquillée qu'elle lui offrait les
traits d'une vieille putain, dévastée par le temps, désertée par les gens. Un taxi s'arrêta à sa
hauteur, le croyant en quête. Il lui fit signe de partir et reprit sa marche.
Quelque chose s'était enrayée dans la fabrique de l'homme occidental, non ? La foi, l'honneur, la
virilité ; l'espoir, l'illusion, la beauté : horizons perdus ! C'est dans ce coin que s'était enfoncé le
délire consommatoire, communicationnel, dans ce trou noir suintant l'angoisse labellisée
Kierkegaard, où l'on croisait des femmes phalliques et des esprits décervelés. Et alors ? Il traversa
au carrefour, sans même songer à coiffer les mèches ébouriffées de ses pensées. Oui, et alors ?
Alors il y avait la couche ouatée de Bianca, chaude de son ventre, de ses cuisses et de sa poitrine.
Alors il restait l'animale caresse dessous les draps chiffonnés avec la femme à peau de soie.
Pour cette nuit, au moins, il désertait, il faisait l'enquête buissonnière. La fille ne trouverait
personne au China Club. Il héla un taxi et lui indiqua sa destination. Là, derrière la vitre, il
pouvait se donner l'illusion de rester maître. A chaque feu vert commençait un long travelling
qu'il aurait pu mettre en scène. On passa devant le Collège de Philosophie. Du combat entre la nuit
et les lumières de la ville, le bâtiment sortait grandi, malgré sa laideur foncière. Il sourit : la seule
chose qu'il eut développée en propre était cette farfelue théorie sur Kant. Tout le monde assimilait
le Vieux de Königsberg à l'apôtre parfois obscur de la raison comme centre du monde.
Ce n'était pas faux mais l'essentiel était ailleurs : Kant avait bien vu que la raison raisonnante avait
gagné la partie mais il n'avait en rien encouragé le mouvement, au contraire, il l'avait limité à un
seul champ : la phénoménologie. Ce fut, avec l'impératif catégorique moral, la seule chose qu'on
retint. Pourtant, il avait bien pris soin, comme s'il soupçonnait que le triomphe de la raison
paierait son tribut de sang et de larmes, de nommer ce qui resterait opaque à notre connaissance,
tout ce qui résisterait au sens, à la logique, à la transparence : cela, c'était le Noumène, là où la
raison s'arrête, une sorte de sanctuaire, celui du secret. Toute sa philosophie pouvait se résumer à
protéger cette ontologie du secret sans laquelle il n'est plus d'humanité. Il était arrivé et laissa au
chauffeur un pourboire confortable.
Il ouvrit la porte, insouciant de sa fugue.
Malgré l'heure tardive, l'appartement était baigné de lumière : au fond, dans le salon, les voix
s'interrompirent. Il comprit subitement que ce qu'il croyait s'être donné, ce moment, ce degré de
liberté, n'avait été qu'une farce : comme s'il avait été téléguidé, quelque chose l'attendait ici, le
destin manquait décidément de noblesse, happé par l'infinie trivialité des choses et des êtres. Amen.
Il avança jusqu'au bout du couloir, face au salon. Bianca le regarda d'un ¦il vide, indifférent, et
lâcha qu'il tombait mal.
Il reconnut immédiatement l'homme qui lui faisait face : Kostas, le tueur le plus cher de la place.
Visiblement, il arrivait après le débat, comme dit Casanova. Le gun israélien fut armé en un
clin d'¦il. Celui qui allait mourir n'eut pas envie de saluer : il se contenta de regarder droit devant
lui par la fenêtre le monde rendu inaccessible. Et il n'eut que le temps, désormais improbable, de
murmurer un mot en un sourire vite déformé en rictus, avant de s'effondrer mollement sur le
linoléum de l'entrée, pitoyable copie d'un parquet qui ne connaîtrait jamais de patine : noumène...