CADEX 3

18 février 2000

Nous sommes dans un hall de l'aéroport international d'Istanbul. C'est le début de la nuit. Une famille attend le départ d'un avion, les uns pour partir, les autres pour regarder les premiers partir. Le grand père : il est typique de la classe moyenne turque occidentalisée : fière moustache blanche, cheveux blancs. Il a environ 65 ans. C'est de toute évidence un ancien fonctionnaire à responsabilités. Il a l'air gentil.

La grand-mère : même âge que son mari, a souvent l'air effacé, elle est fatiguée par la chaleur, impressionnée par les lumières et le bruit ; elle a gardé de ses origines rurales une méfiance indestructible vis à vis de ce qui est ostensiblement et agressivement moderne. Elle est toujours émue par les adieux avec son fils, son seul fils. La soeur de l'homme : elle est jeune, environ 30 ans, sèche, célibataire et elle le restera presque certainement. Sur le côté droit de son visage, une longue cicatrice. Enseignante, elle travaille d'arrache-pied à des recherches.

Elle aime son frère, si grand, si fort, si beau; elle hait sa belle-soeur. Celle-ci : japonaise jusqu'au bout des ongles, se demande chaque fois qu'elle vient en Turquie, pourquoi elle y vient, ces gens si arriérés, si bruyants, si gentils aussi. Néanmoins elle aime son mari et lui est soumise comme une Japonaise peut l'être.

Lui : le milieu de la quarantaine, Professeur d'histoire de la civilisation ottomane, fin orientaliste; malgré la distance imposée, il reste très proche de la Turquie, il est Turc et porte fièrement sa moustache; il a rencontré sa femme dix ans auparavant au cours d'une conférence ; la plupart du temps, ils conversent en anglais entre eux et avec les enfants. Les deux fils : eurasiens, ils vivent au Japon sans être totalement japonais, parlent anglais, japonais, quelques mots de turc. Ils sont comme au confluent de deux mondes en rêvant à un troisième, les Etats-Unis. Agés de six et huit ans, ils sont insouciants comme les gamins de leur âge.

Comment ? Qu'y-a-t-il, lecteur ? Pourquoi regimbes-tu à la description de cette progéniture ? Qu'est-ce qui te rend si propice à morigéner ? Tu y vois une facilité, allons bon. Oh mais je respecte, magnanime, ton intervention intempestive ! Que l'on ne se méprenne pas, pourtant : il n'y a pas de démocratie littéraire, pas d'agora, de forum, de politeaia des lettres. Tout cela est à mon bon vouloir, à mon pouvoir discrétionnaire. Ces précautions dites, je t'écoute. Les gamins, glisses-tu, qu'ils aient six ou huit ans, n'ont rien d'insouciants, c'est un pur cliché adultalocentriste ? Argument reçu : l'insouciance est un fantasme de maturité et l'enfance est en proie à toutes les angoisses. Cependant, songe à ce que disait le dessinateur Schultz, qui vient de mourir, le père de Snoopy et Charlie Brown : enfant, on peut se laisser aller et dormir sur la plage arrière de la voiture, adulte il faut passer sur les sièges avant et prendre le volant. Pour te dire ceci : un enfant n'est pas sans soucis, mais il a des soucis que l'adulte n'a pas, et réciproquement. D'où une nostalgie qui peut confiner à l'image d'une enfance insouciante.

Cliché encore, dis-tu, que cette progéniture post-moderne, politiquement correct en diable, métisse, cosmopolite et, bien sûr, fasciné par l'eldorado high tech amerloque. Tu t'amuses, même, de l'allusion à leur connaissance de quelques mots de turc, minimum syndical, ajoutes-tu, à la contribution du monde tiers, musulman de surcroît, au récit. Tu renchéris : ne pourrait-on pas leur trouver une ascendance latino-américaine pour faire complet ? Bref, tu ironises;

Eh bien, sache que c'est ainsi dans le meilleur des mondes. En entrée, des sushi, en plat, un kebab, en dessert, un apple-pie. Il faudra t'y faire. World food, world music, world children, petits mutants nomades qui picorent dans les civilisations sans barguigner, même pas intimidés, qui vont zappant d'une langue l'autre, d'un emblème l'autre, et, tout cela, avec du matériel ricain.

Je t'accorde que leur père leur a effectivement défendu la lecture de Buck Danny, à cause des allusions aux " faces de citron " pilotant les zero. Rien d'étonnant. En revanche, il tolère les Manga, hantés de sexe et de violence aussi gratuite que radicale, mais sans sous-entendus raciaux. Nouveau millénaire, nouvel âge, nouvelle morale : l'humanité progresse !

On peut continuer, maintenant ? Quoi encore ? Ce que vont devenir les gosses ? Tu as ta petite idée ? Accouche ! Ils vont finir à la quoi ? Silly Conne Valley ? J'espère que tu es content de ton petit effet. Comme convenu, tu me laisses continuer, hein ? Je te fais confiance.

Quoi qu'il en soit, nonobstant, le soleil se couchait sur l'ex-empire du soleil levant, pas peu fier de sa plaisanterie quotidienne. Les gamins le regardaient descendre sur l'horizon avec leurs petits yeux émerveillés d'eurasiens, rêvant de se réveiller, le lendemain, dans l'empire où plus rien ne se couche, l'Amérique.

Ces yeux là étaient ceux des enfants du tiers-monde, une figure de l'état du monde.

Un monde que le monde avait abandonné à son triste sort. Un SIDA vibrionnant, des grippes asiatiques contractées auprès de poulets mutants.

Rien en fait ne s'était plus passé depuis la conférence de Bandoeng où le président Sukarno avait jeté à la face des impérialismes, les bases du non alignement, un monde meilleur. Pendant prés de trente ans, le Viet-min avait tenu tête à tous les tigres de papier. Tout ça, qui s'en souvenait encore, effacé des esprits, relégué aux rayons poussiéreux des archives de musée. Et même pire au rang des barbaries vaines et honteuse d'un siècle avec lequel les apôtres de la nouvelle Histoire croient déjà avoir fini. Avec lequel déjà pourtant nous avons renoué. Il ne s'est pas écoulé deux mois que déjà l'on tue partout avec la même fougue qu'au siècle, qu'au millénaire d'avant. On s'étonne d'ailleurs que les grands communicants de ce monde n'aient pas cherché à identifier le premier mort du millénaire pour en primer en prime time la famille éplorée.

Le spectacle n'a plus de limite, il notre çà, là où symboliquement nous pouvons déféquer collectivement et communier avec bonheur sans préséance aucune. Il est le lieu de nos bas instincts.

Toutes les émancipations des peuples, il nous les revient comme s'il en pleuvait : Castro, Lumumba, ben Bella, Nasser, l'oncle Ho. J'en pleure encore sur vos tombes ô mes glorieux aïeux. No future, no future for you, no future, no future for me.

Rien, il ne restait rien que des yeux innocents, vierges de tout.

Des yeux d'enfants qu'on ne saurait flétrir de vouloir y croire, mais que l'immoralité du monde nouveau va submerger avec la fulgurance des événements à faible probabilité de survenue. (on pense évidemment à une récente tempête, faiblement prévue parce que faiblement prévisible par des prévisionnistes qui ne pouvaient avoir intégrer à leur modèle des variables qu'ils n'avaient pas prévues.

Endo-génie et exo-génie sont les incubes et succubes des modèles mathématiques)

Un monde qui subvertit le beau, qu'il montre et promet à tous en guise d'horizon, un mirage odieux en somme. Un malin mirage sadique au point de venir caresser chez vous les bas instincts vous les donnant pour glorieux. Et vous, pauvres dupes, vous voilà à martyriser l'ego des autres en croyant faire votre bien. Mais, sans lui qui es-tu ?

Pourtant je veux continuer de croire que toute l'eau de la mer ne suffit à laver l'affront que ce monde fait au regard des enfants*.

Le soleil, qui descend sur l'horizon est rouge des illusions des tous-petits. Battues en brèche par ceux qui craignent qu'elles sèment le grain de la révolte, car s'il existe encore un espoir que rien ne se finisse à Wall Street, c'est bien que tout commence ailleurs, au lieu de notre égarement, qu'il faut cultiver et saluer comme d'essence divine.

C'est ce lieu, que mystérieusement peu de nos âmes atteignent.

Tout cela le sauront-ils, où serai-je mort avant ?

Le lecteur averti sait qu'il y a en tout enfant un pervers polymorphe qui sommeille.