La fin de la fin
Rappelons nous seulement : cétait dans les dernières années
du siècle précédent,
hier, déjà une éternité. On nous annonça,
en rafales, la fin de lHistoire, la fin
de lEconomie politique, la fin du Social et, avec eux, la fin des disciplines
y
attenant. Nous en étions à ce stade dextase purement philosophique
- le coup de
grâce était, aussi, définitivement porté à
la métaphysique - où les champs
constitués, les êtres eux-mêmes, rejoignaient une improbable
finalité sous le
charme soft dune mondialisation heureuse, démocratique, libre-échangiste
et
pacifiée.
Puis il y eut les manifestations de Seattle, celles de Davos, de Gênes,
la débâcle
du Nasdaq dès mars 2000, la récente cacophonie amère de
Durban : des couacs
prévisibles dans la marche inexorable vers luniversel, pensa-t-on,
douce
musique dambiance comme celle des hypermarchés. Et, le 11 septembre
dernier, le monde entier pût voir les twin towers de NYC seffondrer
comme
un château de cartes ensevelissant lélite cosmopolite de
linvestment banking,
sous le coup dun attentat sans précédents, inédit
dans la manière, dans sa
violence extrême, mêlant fanatisme religieux et nihilisme radical.
Ces images
dun Pentagone en feu, de leffondrement des tours du WTC, tenaient
de la
fiction, mais elles étaient bien réelles. Ce paradoxe nous amène
à la fin dune
autre fiction, celle du concept même de fin.
Fin de lhistoire et assomption de la démocratie libérale
? Fin de lEconomie
politique et ère nouvelle dun cycle de croissance illimitée
alimentée par
linnovation technologique ? Fin du social dans la désagrégation
des individus
désormais sujets libres de leurs choix dans le meilleur des mondes démocratique
? Le nouveau millénaire souvre dans la douleur sur limplosion
subite de ces
chimères. Voilà quon rappelle à la barre les historiens,
les experts de
géopolitique, les sociologues, les économistes, tous ces archaïques
qui avaient
mis en doute lhypothèse dune mondialisation heureuse. A la
toute puissance du
virtuel, nous sommes ramenés à la fragilité du réel.
LHistoire suit son cours,
tragique et fébrile, lEconomie traverse bien des cycles, le Social,
loin dêtre un
cadavre, nous rappelle à lélémentaire contradiction,
aux inégalités criantes, la
démocratie politique ne peut se vivre que sur le mode de son infini
approfondissement. Loin du Virtuel, nous sommes de nouveau conviés à
la table
des évidences dune réalité travaillée par
les conflits. Loin de cette nébuleuse
pensée de la complexité, qui naura fait que jeter des voiles
pudiques sur un réel
considéré comme hypostasié, nous sommes rappelés
à lordre des déterminismes
: comment et pourquoi ?
Ce champ du "pourquoi et du comment", cest celui-là
même de lêtre dans son
essence première. Il navait jamais disparu, on lavait simplement
escamoté dans
lindividuation forcenée et larraisonnement de tous et de
toutes à la
reproduction du système, dans un matérialisme qui navait
rien dhistorique,
mais stratégique, dans le vaste simulacre de léconomie du
spectacle et la seule
réalité de léconomie toute crue, où nous circulions
en sujets vains et obstinés,
comme des spectres sans ombres.
Ce champ du "pourquoi et du comment", cest celui-là
même de la politique, des
contradictions affichées dans lincertitude des solutions. Ici aussi,
rien nétait
mort mais mis au rebut dans lassomption de la vérité singulière
dun moment
qui se voulait adialectique, pacifié, et consensuel, celui de la liberté
libéralo-libérale, redondance absurde, simulation assumée
en solde de tout
compte des utopies défaillantes, pour le plus grand bonheur dune
bourgeoisie
nomade et hi-tech, ivre delle même et de ses créations, dans
le plus grand
mépris du passé, de linerte et du sensible: lhistoire,
le réel, les peuples et leurs
rêves, autant de déchets à recycler dans la prolifération
des signes marchands,
aussi faussement ironiques que véritablement cyniques. Tout cela enrobé
dans
un discours de justice puant la charité, où lEtat se défausse
de toute intervention
sociale au profit dun recentrage répressif.
Entendons nous bien : ce nest pas à un retour au réel que
nous convoquent les
événements du 11 septembre, ce prototype de la fausse bonne idée,
mais à le
recouvrer en tant que valeur non plus flottante mais immanente. Cet acte
dhyper terrorisme nous a fait déchirer lespace dun
instant, dans le jeu dune
vulnérabilité révélée, le coin du voile dune
dynamique dinvolution sociale, de
régression idéologique, de réification radicale où
le "pourquoi et le comment"
nont pas de place, où le seul questionnement nest pas de
mise, nous
abandonnant à une seule perspective, celle de notre propre déréliction,
si bien
couverte jusque là par lillusion de la maîtrise et du contrôle
du mirage
libéralo-prométhéen.
Lespace dun instant seulement, car nous voilà de nouveau
mobilisés vers
dautres fronts, dautres ennemis hypothétiques, dans la certitude
affichée de la
bonne conscience. Alors ruminons encore ce moment où les vérités
seffondraient comme châteaux de sable, où la stupeur nous
renvoyait à
lincertitude fondamentale, à labîme de nos conditions
humaines trop humaines.
Il ne sagit pas pour autant de verser dans la fascination pour ceux qui
nous ont
nié, même si leur réussite est frappante, pour ce nihilisme
si bien
instrumentalisé. Il ne sagit pas plus de sélever à
la hauteur de lévénement,
dont lesprit ne nous renvoie quà un pauvre manichéisme,
mais de revenir à
notre état desprit dalors qui, par le jeu de la tragédie,
nous ramenait à lespace
des possibles. Pour qui, pour quoi ? Au nom de notre intégrité
dêtre à être, et
de notre espoir si longtemps refoulé que les choses saméliorent...
Jean-Christophe ULMER, 23 décembre 2001