Cette année, ils l'ont décidé, sera une année politique.
Le contexte international est vivace, la situation politique française est favorable, la
région est traversée de tensions sociales visibles à l'oeil nu.
Le moment est donc venu de passer à l'action. Cela fait plusieurs années que nos trois
compères ont dans la tête la poursuite de leurs années de post-adolescence sous une
forme à déterminer.
A déterminer, car ils ne sont pas parvenus à la concevoir
précisément en dépit d'efforts nombreux, renouvelés mais un peu débridés. Car au fond, ils
souhaitent donner un cadre à leur velléité, afin qu'elle ne reste pas telle.
Tous les trois ont passé des années du plus bel âge de la vie dans les salles enfumées de
réunions enflammées, où semblait se dessiner l'avenir du monde. Certes les choses
n'avançaient pas très rapidement, mais les faits de temps en temps, pourtant têtus, leur
donnaient raison. Ainsi la pratique de l'appel à la grève générale, totale et infiniment
reconductible, s'avérait vaine la plupart du temps.
En revanche, lorsque tous les cinq ans, un ras-le-bol générationnel s'emparait de la rue,
alors ils pouvaient se dire qu'à quelques centaines, avant-garde éclairée et consciente, ils
avaient pu faire reculer les pouvoirs établis et ainsi gagner leurs galons de
professionnels de l'agitation efficace. Lorsque chacun, à son rythme, a développé d'autres
talents dans la vie professionnelle, dans la vie tout court, ils se sont vus de temps en
temps, ont revu les autres de la bande, des bandes, mais petit à petit le temps a fait son
oeuvre de destruction. Les familles, les enfants, les soucis professionnels, les soucis tout
court, le temps a perdu son élasticité originelle. La plus grande partie de leurs proches
ont, comme eux, abandonné la politique active, comme si leur génération était tombée
dans les tranchées de la guerre 14.
Certes quelques têtes de dirigeants sont
régulièrement apparues sur la lucarne magique, encore que rarement. Mais l'énorme
majorité de leurs camarades proches s'est enfouie dans la vie réelle, comme si le moment
de leur militance était passé avec une date de péremption rigoureuse. Depuis le début de
leurs cénacles, plusieurs options ont été examinées pour donner un cadre à leur activité
de construction de quelque chose.
Tout d'abord la formule du club à réunions régulières qui débattrait d'un sujet différent à
chaque fois. L'idée consistait à réunir une dizaine de personnes proches des uns ou des
autres afin de donner du souffle à un débat, par trop absent des familles politiques
traditionnelles. D'autres idées, autour de celles-ci furent évoquées, avec la constitution
de manifestes courts mais documentés écrits par chacun des trois protagonistes et visant
à fixer les bases programmatiques d'un mouvement de pensée libre, mais structurée
autour d'un objectif de réflexion, voire d'action collective. L'ensemble de ces idées
généreuses ne furent pas abandonnées, mais pas non plus exploitées.
Nous n'analyserons pas en détail le pourquoi et le comment de cette nonchalance désolante,
mais il faut resituer cela dans le contexte d'une époque. L'éclatement de l'affaire de la
MNEF, l'irruption d'Internet dans le champ économique, politique, fantasmatique, la vie
privée compliquée de certains, tout cela était propice à l'enfouissement des idées
généreuses mais sources d'efforts, au profit du simple plaisir des retrouvailles et de la
discussion libre. Mais cette année qui commence, c'est décidé, ils vont enfin mettre
quelque chose en plan pour avancer.
Galaad en était là de sa réflexion, ce tour d'horizon politique comme on disait dans les
cellules des partis ouvriers avait fini d'abattre son moral. Depuis quelques temps, il
traînait un terrible vague à l'âme, auquel l'arrivée du printemps n'avait rien changé. Il
fallait se rendre à l'évidence, la dépression couvait. Elle avait pointé son nez à l'orée de
l'hiver et tenace perdurait. Les symptômes en étaient assez curieusement un manque
d'appétit fantasmatique évident. Les femmes, même les plus belles, ne suscitaient plus
aucune réaction chez lui, pas l'ombre d'une éphémère projection.
Galaad errait plus qu'il ne se promenait en ces premiers jours de mai. Rien n'avait grâce à
ses yeux. L'odeur et les bruissements de sa ville qui autrefois le ragaillardissaient, le
laissaient indifférent.
Pourtant, alors qu'il traversait hors du passage piéton, levant le poing à l'encontre d'un
automobiliste pressé, son regard accrocha celui d'une jeune femme.
Il poursuivit son chemin jusqu'au trottoir puis se retourna. Il la suivit des yeux, et hésita
sur l'attitude à tenir. Le feux passa au vert et il la perdit de vue. Sans très bien savoir
pourquoi, il se précipita au milieu des voitures.
Toujours sans réfléchir, il repéra la jeune femme et la suivit. Assez machinalement, il
s'interrogea sur le moyen de l'aborder et fut rapidement en proie à une certaine agitation
intérieure qu'alimentait l'absence de sens à tout çà.
Il était séduit par les formes de la femme. Son corps ondulait et la pauvre robe qu'elle
portait avec une certaine grâce, permettait de deviner des fesses charnues.
Le sang lui battait maintenant les tempes et les rumeurs de la ville ajoutaient à son
tumulte intérieur. Il fallait, puisqu'il avait en quelques secondes retrouvé le chemin du
fantasme se débarrasser de la tension.
Des images lui venaient. Il se mit à marcher à hauteur de la femme, puis passa devant, se
retourna et put apprécier son ample poitrine tout en prenant la mesure de son visage. Elle
était brune avec de beaux yeux verts en amandes. Sa bouche bien dessinée, et son visage
d'un ovale léger lui donnait une expression de jeune vierge nubile.
Il se laissa de nouveau dépasser, feignant de s'intéresser aux vitrines. Et se mit à marcher
dans son pas, le souffle court et la pensée chavirante.
Il fallait qu'il se passe quelque chose.
Au coin de la rue, avant qu'elle ne traverse, il se porta à sa hauteur et l'aborda.
Il n'avait aucune stratégie particulière et son emportement était tel qu'il vivait l'instant
du dehors. Il n'était maître de rien. Ce qui se passait lui échappait.
Il se mit à déclamer force propos incohérents. Il récitait de mémoire une litanie de bribes
de poèmes mal apprise, voulant à la fois impressionner " l'adversaire " et être pris en
considération par elle. Il dit : " la beauté sera convulsive, explosante fixe, magique
circonstancielle, ou ne sera pas ", il dit aussi " Madame je vous aime déjà, vous êtes le
dernier visage de l'amour, " puis il dit encore " Un soir j'ai assis la beauté sur mes
genoux, et je l'ai regardée ", et finit par se citer ;
" je consulte en deux cet homme, au fond roulent des chutes, à trois sous le dôme, cette
idée qui s'obstine, que je réfute. De grands pas, éperdument pleins. A côté de moi, la partie
de dames, la nuit du chasseur prend fin et je couve un voile de femme. Secouée, bercée,
aimée, à plaindre, éventée, putasse de bas public. Je vous entends me direŠJamais,
Jamais, vous m'entendez, jamais on ne le vit, je veux parler du siamois, mon frère de vie.
Vous devriez le savoir, c'est lui qui chante. Oui je vous sais bien ailleurs mais en vain ici.
La fille le regardait, à peine surprise, ouvrant la bouche à demi, sans rien dire. Elle finit
par sourire à Galaad.
Maintenant elle souriait découvrant de belles dents blanches. Le sourire illuminait son
visage et ajoutait à son angélisme. Il reconnaissait parfaitement ce pure esprit croisé au
hasard de Paris, c'était Nadja. Il n'allait plus tarder à l'emmener sous la tour St Martin.
La fille ouvrit de nouveau la bouche et parla, elle dit " je suis gourde (Kurde) et je
comprends pas le fransais (français) ".
Galaad sourit à son tour, s'excusa, et passa son chemin, de nouveau, il fut assailli par les
pensées de son actualité politique. L'éclatement de l'affaire de la MNEF, l'irruption
d'Internet dans le champ économique, politique, fantasmatique, la vie privée compliquée
de certains, tout cela était propice à l'enfouissement des idées généreuses mais sources
d'efforts, au profit du simple plaisir des retrouvailles et de la discussion libre. Mais cette
année qui commence, c'est décidé, ils vont enfin mettre quelque chose en plan pour avancer.
Oui, telle sera leur bonne résolution, à l'orée de cet entre-deux millénaire un rien
intimidant. Ne plus être en plan, mettre en plan. Quelque chose. Oh, j'entends ici les
pisse-froid et autres rabat-joie dire combien cette résolution, récurrente d'une année
l'autre et toujours sans lendemain, témoignait de leur caractère velléitaire, qu'elle
s'éteindra avant le printemps, ira mourir au champ d'honneur des volontés mitraillées par
le feu nourri des routines et obligations. Mais la vie est aussi faite de ces instants t, à la
fois points d'inflexion et moments de réversibilité. Et, ce " quelque chose ", était
suffisamment vague pour ne décourager aucune initiative.
" Venez tous voir ", hurla Boukharine devant la fenêtre du second étage du Kremlin,
" venez voir ce que fait Vladimir Ilitch ! "
Ils vinrent tous le rejoindre, sauf Chougachvili, le nez collé à ses fiches, et aperçurent le
camarade Oulianov danser dans la neige qui recouvrait la cour intérieure de l'ancien Palais
des Tsars en ce début d'année 1918. Brönstein réajusta nerveusement ses lunettes et se
décida à ouvrir la fenêtre :
- " que se passe-t-il, Vladimir Ilitch, pourquoi danses-tu ainsi dans la neige de notre
nouvelle Russie, au mépris du thermomètre ? "
- " Pourquoi, tu me demandes pourquoi ? " , hurla en retour le danseur dans un rire très
nabokovien, " vous ne savez pas, alors, mes camarades ? Ils ne savent pas ! "
trépigna-t-il les mains levées vers le ciel, ce ciel d'où tombait, comme de toute éternité,
une neige indifférente au sort des hommes :
- " Aujourd'hui, vous m'entendez mes camarades ? "
- " Oui ! ", lui répondit, toujours posté à la fenêtre, le coeur de l'armée rouge
- " Aujourd'hui, notre révolution a duré une journée de plus que la Commune de Paris ! "
Tel l'amour physique, chanté par le poète juif russe Guinzburg Lucien , le réformisme est
sans issue. C'est cela, mettre en plan quelque chose: ne rien faire qui empêche le système
de creuser et fleurir sa propre tombe. Ne rien faire qui entravât sa déréliction. La
proposition était renversée : ils n'étaient pas seuls devant le système, le système était
seul devant eux.
Commandante ? Commandante ? Tu te souviens ? Fidel te désigna juste après la
révolution Directeur de la Banque Centrale de Cuba... c'est toi qui paraphais les billets de
banque... et tu ne signais pas Ernesto Guevara mais Che Guevera ! Est-ce qu'on s'imagine ?
Che ? L'équivalent argentin du peuchère marseillais ! Sur des billets ! Tu n 'avais pas
l'esprit de sérieux... comme Vladimir Ilitch le jour où il dansa dans la neige...
Nous avons oublié que la révolution fut d'abord la quête de l'insouciance. Nous nous oublions
tous les jours dans des postures qui ne sont les produits que de dressages successifs, au
mépris de l'être. Alors, mettre en plan quelque chose, ce n'est pas faire front au
contraire c'est déserter le champ inepte de la dialectique mais pratiquer l'art et la
figure, maritime et équestre, de la volte. Etre imprévisible.