MILLER

J'attendis que France revînt des toilettes - elle urinait rituellement après chaque coït sous les
conseils de son gynécologue ­ pour lui dire ce que j'avais sur le c¦ur. Je pris pour cela ce que
j'espérais être un air grave. Dès qu'elle fut de nouveau couchée à mes côtés, je me redressai sur
les oreillers et lui déclarai :

- " Je souhaiterai dorénavant te faire un cunnilingus avant de te pénétrer car je dois t'avouer un
certain dégoût à lécher mon propre spermeŠ "
Et j'ajoutai avant qu'elle ne put réagir :
- " Tout cela étant entendu que tu aimes, ce qui est ton droit le plus légitime, à ce que je décharges
systématiquement en toi, bien évidemmentŠ "
La réponse fusa :
- " Et tu dis aimer Henry Miller ? "
- " Je ne vois pas le rapport " fis-je en toute bonne foi, mais un doute s'empara subitement de moi,
que le sourire de France ne fit que redoubler. Elle reprit, les deux bras croisés derrière la tête :
- " Dans son Journal, Anaïs Nin évoque clairement une scène où Miller prend une certaine
délectation àŠ si j'ai bien comprisŠce qui te répugneŠ "

Elle sourit en coin, le regard vissé à la contemplation du plafond. J'eus envie d'une cigarette mais
je m'étais interdit de fumer dans la chambre. La réponse la plus évidente eut été de dire que
j'aimais essentiellement deux romans de Miller ­ Tropique du Cancer et Printemps noir ­ ce qui
n'obligeait pas à un mimétisme sexuel. Mais je préférai écarter toute référence littéraire.
- " Je n'aurais pas du parler de dégoûtŠ ce n'est donc pas que cela me répugneŠ disons plutôt
que le parfum violent de mon sperme suffit à ce je n'apprécie plus à sa juste valeur le goût de ta
chatteŠc'est aussi simple et je pense que tu peux le comprendreŠ ", dis-je le plus doucement du
monde.

Elle se tourna du côté opposé au mien et de sa voix gamine prit la balle au bond :
- " Imagine qu'à l'inverse, je te fasse part de mon, disons, peu de penchant, pour le fait de te sucer
après que tu m'aies pénétréeŠ pour des raisons équivalentes aux tiennesŠ qu'est ce que tu en
dirais, Dear Henry ? "
Je pris volontairement un air contrit. N'ayant rien à répondre à cela, je pris la figure qu'il m'était
le plus naturel d'arborer lorsque une discussion avec une femme tournait à mon désavantage. Je
n'ignorais pas ce qu'il pouvait y avoir de puéril là-dedans, mais le réflexe venait d'une scène
primitive constitutive de mon être à l'autre dont il aurait été dangereux de faire, à la manière de
Descartes, tabula rasa.

- " J'en dirais que c'est parfaitement légitimeŠ il en est du sexe comme de tout autre chose
touchant aux rapports entre les êtres : dans l'absolu, il faudrait ne rien faire sans l'assentiment généralŠ "

France m'interrompit :
- " Mais ce n'est plus Henry, c'est Jean-Jacques ! Je te croyais hostile à la prolifération du contrat !
" décocha-t-elle avec ce même regard d'executive woman que je l'imaginais avoir avec ses
subordonnés mâles et qui heurtait ce que l'époque m'avait conservé de virilitéŠ
Je souris et plantai mes yeux droit dans les siens (elle se faisait les cils, c'était aussi une chose que
je n'appréciais pas) :
- " Ecoute France, laisse le contrat où il est, je te parle d'autre chose, d'un modus vivendi, si tu
préfèresŠ une dépendance librement consentieŠ ça n'a rien à voir avec le droitŠ le droit, c'est
l'organisation policée de la guerreŠje préfère la guerre ouverte ou le libre assentimentŠ "
Elle se releva légèrement, la main sous le menton, le coude posé sur l'oreiller. Son regard
descendit le long de mon corps.

- " Mon dieu, quel débat ! Ca ne t'évoque rien, d'ailleurs, ce mot, " débat " ? Si bien sûrŠ voilà
comment Casanova appelait ce que nous allons faireŠ "
Et France plongea sa main au creux du drap, enveloppant ma verge de ses doigts menus.

Lors de la précédente joute, nous avions tous deux perdu près d'un kilo.
Sueur, larmes de bonheur, gras, peaux désquamées, une assez grande variété de produits naturels
ramenant à la simplicité.
L'homme (au sens de l'être humain) n'est rien d'autre qu'un empilement ordonné de cellules que
constituent des molécules d'eau principalement agrémentées de quelques autres produits lui
donnant sa consistance.

Lorsqu'on met tout cela en perspective, cela donne le vertige. A noter que cela est vrai à la fois
dans l'infiniment petit, mais aussi à contrario dans l'autre sens.
Je me souvins avoir proféré une incongruïté énorme au cours d'un dîner qui était un dîner de séduction.

Alors que je partageais la vie d'une jeune fille, je me rapprochais à tous les sens du terme d'une
autre qui me plaisait beaucoup. Et pour la séduire, au cours d'un excellent dîner italien, je ne
trouvais rien de mieux en rassemblant des souvenirs de cours de sciences naturelles du lycée, de
lui dire qu'au cours d'une vie d'homme, la quantité de sperme émise pouvait atteindre la
contenance d'un bon bassin à raison d'une quantité approximative de 2 à 3 cm3 par éjaculat.

Pourquoi cette énormité, sinon pour lui exprimer un désir croissant que je ne parvenais plus à
dissimuler, alors que la raison, la fidélité, la sagesse eussent dû me retenir d'agir dans ce sens.
La liaison qui s'ensuivit s'avéra suffisamment dense pour que ce dîner fût suivi par quantité
d'autres et bizarrement avec une grande quantité de "célébrités" croisées au hasard des restaurants.

Ici Ait Ahmed autour d'un plat de pâtes à l'encre de seiche, là Alain Juppé avec la femme, alors sa
maîtresse cachée, qui allait devenir son épouse.
D'autres encore dont je tairai les noms, soit car ils n'ont pas d'intérêt, soit car je les ai oubliés, ce
qui revient au même.

Les histoires de ce genre sont multiples dans une vie d'homme.
L'interprétation des désirs et surtout l'anticipation du désir de l'autre sont bien souvent à la
source de tels épisodes.
Je ne sais si cela est particulièrement français, compte tenu de l'attachement de nos compatriotes à
la bonne chère, mais dans le cas qui m'occupe le plus souvent, c'est à dire le mien, la séduction des
femmes et l'activité de sortie au restaurant est liée historiquement de manière quasi systématique.
Il est donc clair que bonne chère et amour de son prochain sont structurellement en phase.

Bien manger pour faire l'amour, qui dîne baise ou d'autres proverbes du même tonneau seront
bien adaptés au sujet. A bas le ventre vide, qui ne permet pas d'exprimer à autrui tout le bien
qu'on en pense.

La philosophie de comptoir a cela d'intéressant qu'elle va à l'essentiel, n'ayant rien à prouver que
son existence, par le bruit qu'elle fait ne serait-ce que pour couvrir le brouhaha intrinsèque au lieu.

De toutes les philosophies, celle de comptoir avec celle du boudoir sont en quelques sortes la
vraie représentation des choses. Celle des hommes au fait d'eux-mêmes, un bel exercice de style.
Une démesure à la mesure de la fin qui les guettent, le lieu d'une douce plénitude, le moment où
ils touchent du doigt quelque chose qui les approchent d'une certaine manière d'éternité, un éclair de lucidité.

Il la revoyait, ce soir là, elle irradiait. Il avait suffit d'un instant, d'un instinct pour que l'indistinct
de la multitude se transforme en certitude.
Penchons-nous encore un instant sur la magie de la vision, sur cette étrange atmosphère, cette
apparition abracadabrantesque.
N'y vois-tu pas ami la promesse démoniaque d'un ailleurs possible où tu échapperais à toi même,
au manque premier si fécond, la douce caresse du désir, de la transgression, la main du malin,
l'accès à d'autres cieux, la concrétion de ta fin.

Si tu ne me comprend pas, je veux te dire que je ne suis pas peu fier de la porter ainsi aux nues,
d'être par la capable d'étreindre le monde, d'en effleurer la téléologie.
C'est ainsi qu'un millier de fois au moins, tu l'as vue du fond de ton verre, que tu mordais à
pleines dents, en écoutant la voix confondante et éraillée du chanteur de motorhead.

Où je veux en venir, hé bien jamais au grand jamais, tu n'as pu figer la minute où tu aimes.
Je pourrais encore gloser une vie durant de l'instant où le temps ouvre sa fenêtre sur une
intelligence particulière de l'existence mais ton malheur est l'instant d'après qui te fixe à la fiction
de ta totalité, si le plaisir est dans la récidive, la compulsion et la douleur sont dans l'impossibilité d'elle.

Elle est là, et tu ne la possèdes pas. Si tu la possèdes, ce qu'elle peut t'être s'évanouit. tu la désires
autant qu'elle se refuse, ton désir s'épuise de son abandon.
Voilà ce que tu as longtemps dit des France, Irène, Marie, Aimée, Dora, Eva, Nadine,
Hassiba, Lola, Mona, Célia
Š tombées dans ton lit après un instant d'hébétude ou reparties
par l'escalier sans même t'avoir parlé.

Nous sommes faits de formules éparses, une alchimie de désenchantement, qui explose parfois en
bonheurs insensés et qui d'autres fois conquièrent une cuisse alerte, à peine une perle de sueur sur le front.

Tu aurais aimé dire à chacune qu'avant elle, tu n'avais connu plus grande joie, mais personne pas
même toi n'aurais pu y croire.
Ils en est d'autres ; des France, Irène, Marie, Aimée, Dora, Eva, Nadine, Hassiba, Lola,
Mona, Célia Š

De celles-là, lorsque tu te les remémores ; tu crois pouvoir dire qu'au contraire des autres, elles
sont au départ une envie, un désir incertain. tu crois alors dominer ton monde, vaine fatuité.
soudain une vague humeur prend forme et t'envahis, jusqu'à étreindre ton corps, ton souffle. Tu étouffes !

ET une étrange transformation surgit de nulle part fait du sujet l'objet.
Tu es si peu maître de tes instincts, mais un autre se complaît pour toi dans la douleur "
Everything is out of your control "
Celui-la s'évoque, sans doute, des drames passés.
Et quelques vagabondages deviennent de vives passions.
Mais le sujet, l'Autre que tu tenais pour si peu, continue d'être et la voilà qui joue des mots et du
corps, se met à exister.

Elle finit à force de tes incertitudes par te persuader du bien fondé de faire avec elle, ce que
jusqu'ici tu t'étais promis de faire avec la seule digne de cela, celle que tu te prescrivais comme
future mère de tes enfants.
Tu t'abandonnes, tu donnes dans la déréliction, tu finis par y croire et te voilà piégé à ton tour au
jeu des sentiments.
Tu as ravivé les vieux démons de ton éternelle douleur.
Et par pudeur, elle devient ta vie. Si triste et amère.
Alors, tu te prends à rêver et au détour des livres que chaque soir tu dévores, tu t'arrêtes sur ce
passage qui te laisse pantois.
Une leçon t'est donnée :

-" la masturbation est aussi un crime chez-vous ? "
-" Oui plus grand même que la copulation illégitime "
-" Je le sais, et c'est ce qui m'a toujours surpris ; car tout législateur qui fait une loi dont
l'exécution est impossible est un sot. Un homme qui se porte bien et qui n'a pas une femme doit
absolument se masturber quand la nature impérieuse, lui en impose la nécessité ; et celui qui par
la crainte s'en abstiendrait, gagnerait une maladie mortelleŠ " (in CASANOVA)