CHAP XII

Délivré, oui mais délivré de quoi, tant les souvenirs reviennent par
nappes, tantôt épaisses et obscures comme la poix des ancêtres, tantôt
fines et légères comme un thé peu infusé et si agréable avec de légers mets asiatiques ?

Délivré de mon enfance, heureuse quoique modeste dans le bas Belleville,
délivré de mon adolescence, droite mais dure, cela ne rigolait pas dans le
quartier, il fallait jouer des poings et des pieds pour ne pas subir la loi
des apprentis caïds, délivré de la bêtise crasse des adjudants du service
militaire,

délivré des tourments amoureux de la première fois, une femme
mariée du quartier, si douce, si triste, si frêle, de la seconde fois, une
lycéenne timide mais si forte durant l'amour, elle me soulevait
littéralement,

délivré des amours suivantes, comme si chacune des histoires chassait la
précédente, ce qui n'est pas le cas, et tous le savez bien, délivré de l'école de police,

délivré de l'angoisse la première fois dans la rue, la première fois à
interroger un suspect, et puis les autres premières fois de ce métier dur,
de ce métier qui marque, de ce métier qui pourrit la vie de ceux qui
l'exercent,

délivré de ce métier de pourchasseur de bandits, alors que tant restent impunis,

délivré de cette fonction de garant de la loi et de l'ordre, de l'ordre
bourgeois qui domine le monde, délivré du spectacle des enfants qui
attendent la mort en Afrique, après les guerres et les razzias menées par
leurs grands frères de 14 ans,

délivré, puisque c'est le texte de cette sublime complainte,
délivré du mal par l'agneau de Dieu, celui qui enlève les pêchés du monde,
celui qui donne la paix, délivré aussi du sermon du curé de la paroisse de
Belleville, qui buvait en cachette, tentait de le cacher et a fini par
mourir, foie rongé par la cirrhose, âme perdue dans le troupeau mais qui
avait tant pardonné aux autres,

délivré des entraînements de tir et de leur vacarme assourdissant, délivré
du regard mort des délinquants arrêtés,

délivré du regard concupiscent de la serveuse du bar en face de l'Usine,
toujours à lorgner les valseuses de quiconque en porte dans son
établissement,

délivré de la chasse aux résultats orchestrés par le Patron, de la pression que cela entraîne,

délivré des pleurs bruyants, -ou pire, silencieux- de la femme qu'on
s'apprête à quitter et cette fois là c'est la dernière, donc la bonne,

délivré des scro gneu gneu de tout poil qui s'agitent en faisant semblant d'agir dans la ville,

délivré de ces enquêtes qui n'en finissent pas, qui rebondissent, qui
m'entraînent dans des aventures que je ne maîtrise pas, que je ne maîtrise
plus, que je subis,

délivré de ces cauchemars qui me hantent, cette femme et puis Kusack, et
Gushbore, ces êtres immatériels à force de présence qui donnent à mes nuits
une atmosphère d'épouvante à la « Peter Jackson », dont je recommande au
passage l'excellent «Braindead », histoire absolument hallucinante de morts
vivants, qui se découpent à la tronçonneuse tout en poussant des cris
d'orfraie,

délivré de ce fil à la patte que constitue Ariana, délivré de ce dédale
d'élucubrations qu'elle me fait ânonner sans que j'y trouve plaisir,

délivré de ces voyages aux quatre coins de l'Europe à courir après des
brigands de toute évidence en lien avec des services secrets véreux et sans scrupule aucun,

délivré de ce putain de rock américain, alors que le rock anglais est
tellement plus juste, tellement plus harmonieux, prend tellement les tripes,

délivré de l'impossibilité de communiquer, puisque la Terre c'est bientôt
Babel et tout le monde comprendra tous le autres sans effort,

délivré de ces maçonneries sans briques, franches si on les écoute, qui
manipulent sans cesse et toujours la masse informe des individus au
prétexte de leur bonheur, et en raison de leur propre confort,

délivré du temps qui passe, et qui inexorablement approche de la fin,
lointaine encore, mais cela passe tellement vite,

délivré des talents que j'ai, de ceux que je n'ai pas, de ceux que je n'ai
pas encore cultivés, OU BIEN comme ils disent à Genève !

TALBERT, réveille toi, ils sont devenus fous !

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