CHAP XVII

"Ce sont les éternels pourfendeurs de la société, ceux qui, en réalité, ont pour objectif,
non pas de rechercher la morale, mais de casser la société (...) C'est un problème de
conception philosophique. Vous avez une école de pensée, en France, depuis
longtemps, qui s'est toujours attaquée aux structures mêmes de la société, qui veut
casser l'Etat. Moi, je ne laisserai pas casser l'Etat."
- T'entends Talbert ?, s'exclama Wurtz en jubilant de toute sa lourde carcasse,
t'entends ça ! dans la poire à Agagazinsky ! tiens, à propos de poire, ressers t'en un
petit ! "Casser l'Etat" ! merde, Talbert ! tu réagis pas? tu veux que je te le chante ?
"Casser l'Etaaat, Casser l'Etaaat, Casser l'Etaaat, Casser l'Etaaaaaat" !
- t'as raison, Wurtz, c'est drôle ! le pire, c'est que nous, quand on était à l'ICO, on
voulait même pas le casser l'Etat ! ce mec est non seulement un voyou sans foi ni
loi mais en plus il confond trotskysme et anarchisme ! Faudrait faire un rectificatif !
- ah, l'ICO ! "Santillano" qu'on t'y appelait pas vrai ?
- ouais "Knack" !
- L'Internationale Communiste Organique ! putain ! on était cons, mais on était
jeune ! maintenant, on est vieux et flic ! J'regrette pas au fond... ni l'un ni l'autre !
- laisse les regrets Wurtz... et, pour ce qui est de casser l'Etat, y'en a qui s'en
occupe... qui s'en occupe vraimentŠ
- kesako ?
- laisse moi regoûter ta poire d'abord... hum... bon... je t'ai dit que je savais TOUT,
non ?
- explique toi vieux !
- y'a un petit jeu sur cette terre Wurtz... que tous les archéo, proto, néo sectaires
pratiquent encore... en bons complices... tu me suis ?
- franchement ? non !
- l'époque est aux grands amalgames, Wurtz, tout peut se mélanger maintenant, tous
les intérêts, parce que plus rien ne les oppose... tu piges ça! l'idéologie, la
contradiction, tout ça s'est recyclé en une vaste simonie des valeurs mon pote, on
brade, on solde, les idées, les affects, mais les affaires prospèrent sur le seul motif
de l'INTERET...
- pourquoi que tu me dis ça commak ? j'ai rien à voir avec tout ça oim ?
- cause toujours Wurtz ! c'est toi qui m'a lancé sur cette putain d'enquête oui ou non ?
- oui, et alors ?
- alors, t'es dans la merde Wurtz !
Talbert sortit son arme de service et la pointa sous le nez du gros. Il était calme.
Mais il fallait que ça sorte. Wurtz se dodelinait sur son fauteuil en essayant de
sourire.
- Talbert, tu pètes les plombs ! t'as besoin de repos !
- peut-être, oui... écoute moi et bouge pas !
- je t'écoute vieux, j't'écoute...
- la fille que tu m'avais indiquée, qui pouvait me rencarder sur un trafic de drogue,
tu te souviens ? dans ce rade pourri où tout a commencé...
- ouais, bien sûr ! et alors ?
- alors elle se méfiait de moi, alors elle m'a braqué, mais je suis sûr qu'elle voulait
me causer... c'est pour ça que Kùsack l'a butée... Kùsack ? tu vois ? laisse, c'est pas
fini... la maffia roumaine marchant la main dans la main avec le narcotic bureau,
t'imagine ? elle imaginait pas elle, elle était méfiante c'est tout...
- eh ?
- ta gueule Wurtz ! j'ai pas fini.
Il respira profondément. Alluma une Marlboro rouge. Laissa le silence se faire.
Wurtz regardait le flingue comme s'il avait devant lui le plus beau petit cul de la
terre, sauf que ça lui mettait pas la gaule mais les foies...
- Vous vous tenez tous dans ces petits et grands trafics pendant que passifs on reste
le cul dans nos chaises ! Merde Wurtz ! Anciens de l'ICO, polizei, maffia,
vamerloques tout CIA ! la grande partouze quoi ! Merde Wurtz ! pire, vous
manipulez des zigues comme moi qui ont l'honnêteté vissé au cul... rien à dire
d'autre que vous êtes des enc...
Le portable de Talbert sonna. Il ne put résister. Serrant le Beretta dans sa pogne
droite, il farfouilla de la gauche, la meilleure, dans sa poche, et finit par amener le
terminal Nokia à son oreille :
- allo ?
- Talbert ?
- Florence ?
- oui ! je dérange pas ?
- non !
- écoute, c'est juste que j'ai pensé à toi...
- bon début !
- en écoutant le président... tu m'as bien dit que t'étais à l'ICO quand t'étais jeune,
non ? T'as connu Agagazinsky ?
- Florence ?
- oui ?
- Va chier !
Talbert balourda le portable contre le mur, mais il n'en ressentit aucun défoulement.
Il était hors de lui. Littéralement. Quand il reprit ses esprits, il regarda Wurtz en
face de lui. Ce dernier avait la bave aux lèvres, bougeait pas plus qu'un pointer en
arrêt lors d'une battue aux faisans. Ce gros con était mort : il n'avait pas plus de
pouls que de beurre au cul, après examen. Talbert finit sa Marlboro en maugréant
contre la terre entière. Fallait croire qu'il était maudit. Il se reprit aussitôt en jetant
un dernier regard à "Knack" : au moins, lui, Talbert, était vivant. Il écrasa sa clope
dans le cendrier-coquille-d'ormeau. Il fallait se contenter de cela. Il leva les bras en
l'air et sortit de chez Wurtz comme un voleur, dans la hâte de retrouver l'air, la
ville, la nuit.

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