"A sa demande et comme nous nous y sommes engagés, en respect de la vie de nos confrères
journalistes qu'il tient en otages, nous diffusons la suite des propos de Talbert, sans
commentaires... ".
" Dois-je préciser que cette auto-dissolution immédiate du Parti Socialiste français est bien entendu
inconditionnelle ? Rien n'est négociable en la matière ! Le dernier acte réellement politique du
Parti socialiste français ne peut-être que la mise en scène de sa propre disparition, tels ces
maoïstes français du milieu des années 70 lâchant leurs établis pour redevenir ce qu'ils avaient été
dressés à être, de simples et bon bourgeois. Auto-dissolvez-vous Camarades, dans l'honneur, une
fois, une seule, vous connaîtrez ce digne sentiment d'être dans le vrai ! Faîtes le avant de vous
dissoudre de vous-mêmes, messieurs les porteurs d'eau du libéralisme le plus inepte, frustre,
matérialiste jusqu'à la nausée. En vérité, je vous le demande ! Que peut-on encore espérer des
soi-disant forces de progrès quand elles sont devenues les vecteurs de la régression, les agents de
l'involution ? Disparaissez et tout nous sera offert ! Créez ce vide, dont la politique a horreur, et
l'impensable surgira ! Sacrifiez vous et nous recouvrirons notre vocation d'animal politique, rusé
et affamé, mordant !
Deuxième acte, maintenant... "
"France Info, édition spéciale prise d'otages dans nos studios... Nous vous rappelons que
l'inspecteur Talbert, dans un acte forcené, retient toujours en otage dans un de nos studios notre
confrère François Furet Comte Sponville Ferry et deux techniciens, sous la menace d'une arme...
Nous recevons maintenant le psychiatre et psychanalyste Gilles Nagel Deray, qui va nous parler de
l'amok, ces crises meurtrières ou d'agressivité, car c'est bien de cela qu'il s'agit Docteur ? Oui, en
quelque sorte, mais d'abord, observons que... "
Le capitaine Proutard du GIGN n'avait cure de l'amok. Il en ignorait jusqu'à l'origine, syndrome
constaté en Malaisie par des savants anglais au glorieux temps de l'Empire. Proutard avait un
objectif simple, entériné par le ministère, la Présidence, les élus de tous poils et obédiences : buter
Talbert afin que son discours arrête de passer en boucle toutes les douze minutes sur une radio
publique. Il avait pris les meilleurs hommes pour cela, l'élite des tireurs d'élite. Il prit à part le
directeur de la Radio, Pascal Alanoix :
- "Votre équipe ne risque rien... une balle suffira... il tombera comme une souche sans esquisser
un geste... dans deux minutes, mes hommes auront trouvé la meilleure disposition... il ne les verra
pas... et il sera aussi simple à abattre qu'au concours de tir de la foire du Trône... "
- "Capitaine, euh, sauf votre respect, je crois qu'on ne vous a pas tout expliqué... "
- " Comment ça, Alanoix ? Vous parlez à un professionnel ! "
- " Certes... seulement, Capitaine, nous vivons des temps difficiles où les fous furieux se mêlent
aux terroristes pour semer le trouble jusqu'à ce qu'ils croient être l'épicentre du système, les
studios des médias... (... )
- " et alors ? " coupa sèchement Proutard, qui détestait les boniments des journalistes aussi
sûrement que de perdre son temps ( )...
- " et alors ce studio est totalement SECURISE Capitaine ! A moins d'utiliser un bazooka, aucune
de vos balles ne traversera cette putain de vitre ! "
- " (...) hum... c'est ce qu'on verra... nous avons des balles perforantes, hum, j'appelle nos
techniciens..."
Alanoix soupira et fit signe à la régie d'envoyer la suite du discours de Talbert qui souriait benoîtement
derrière la vitre, comme un bienheureux, assis en tailleur sur une table, le Mauser posé sur les genoux...
" Deuxième acte : j'en appelle aux bas fonds contre le libéralisme qui nous broie corps et âmes!
Car qu'est ce que le libéralisme sinon un simple principe, celui de sécuriser à tous prix les
gains des gagnants ? Ne voyez vous pas qu'il est là et seulement là le sentiment d'insécurité ? Ce
n'est pas le vôtre, mais celui des gagnants ! On vous l'a volé aussi !
Comme on vous vole lorsqu'on ponctionne l'argent qui soigne, l'argent qui guérit, l'argent qui
vous fait rester digne pour que prospère le plus beau des arsenaux répressifs! Comme on vous vole
lorsqu'on vous fait croire que vous n'aspirez qu'à une seule alternative, celle du travail et du
loisir, de l'épargne et de la consommation, au mépris de vos sens, au mépris du sens lui-même ou
de l'abîme qui guette nos destins et les rend si vibrants, de cet abîme qui fait notre humanité, qui
fonde notre être, notre communauté, notre complicité? Car qu'est ce que le libéralisme sinon la
réduction de soi à l'individu livré à ses fantasmes, à la guerre de tous contre tous ? N'avons nous
pas toujours eu une Loi commune tacite, qui nous faisait tenir ensemble ?
Enfin, mes amis, mes compagnons, mes camarades, qu'est ce que le libéralisme sinon la défiance
généralisée envers le peuple, la démocratie, la politique ? Vous voulez des exemples ? L'Europe,
tiens, vassalisé jusqu'au trognon, sur quoi elle tient? Deux choses : une banque centrale et une
direction à la concurrence ! La monnaie et le commerce, le meilleur des mondes libéral ? Et qu'est
ce qui les légitime cette banque et cette direction ? Pas vous ! Et qui les contrôle ? Personne !
C'est ça le libéralisme : la dévolution des pouvoirs économiques à des institutions sans légitimité et
sans contrôle !
Et en route pour l'universel du business et du profit, tout à l'avenant ! La belle Internationale que voilà!
Et la démocratie ? Un vieux grec n'y retrouverait pas ses petits ! Regardons nous en face !
L'antique démocratie c'était de se compromettre au sens noble du terme dans une décision
collective alors que nous, modernes, ne faisons que déléguer à des spectres le soin de garantir notre
confort privé !
La société américaine SARTEX, fondée en 1946, est spécialisée dans la vitrification plastique
anti-balles. Le brevet de son dernier modèle, baptisée ³Ultimate Safety², avait à peine un an
d'existence mais le volume de ses ventes allait sur un rythme exponentiel. Le GIGN aurait voulu
confirmer les tests des laboratoires de certification qu'il ne s'y serait pas pris autrement...
Au signal de Proutard - qui venait de se prendre une soufflante mémorable du ministre de
l'Intérieur excédé par les derniers propos de Talbert - la fusillade commença, criblant la vitre du
studio en un seul impact - on visait de trois angles différents l'auguste tête de notre héros - sans
autre effet que de garantir à l'action de SPARTEX une fulgurante ascension sur le NYSE dès
l'ouverture. Proutard fit arrêter le tir en maugréant. Il chercha Alanoy du regard sans le trouver.
Dans le studio, tout le monde s'était redressé, incrédule, Talbert en tête. En régie, Alanoy ordonna
qu'on ouvre le micro de Talbert, et le voyant rouge s'alluma sur la console. Il n'avait trouvé que
ce geste pour dissiper un indiscible dégoût. Talbert s'installa, le Mauser posé sur la table. Il reprit
son souffle et se lança d'une voix rauque, qui prit peu à peu de l'assurance, dans une ultime apostrophe :
- "On a tenté de me tuer, de nous tuer peut-être, mais l'ironie aura voulu que l'idéal sécuritaire me
protège ! Ah, l'ironie, quelle précieuse chose, quelle alliée de tous les instants ! J'ai dit ce que
j'avais à dire ! Ce n'est pas le sermon sur la Montagne ! Ne renoncez à rien ! Ne soyez ni pauvres
ni chastes ni obéissants ! Non ! Faîtes juste un pas de côté, tiens, comme si vous descendiez de
votre train de banlieue habituel avant destination et basculiez dans l'étrange de la désertion... et
vous verrez les choses autrement ! Que l'on me laisse maintenant un seul message personnel ! A
toi, Florence, mon amour ! Car l'amour est une chose sérieuse ! La seule peut-être ! Il engage
l'être tout entier, le mobilise ! Toutes les perceptions en sont changées ! C'est l'aventure des
aventures, la souffrance des souffrances, la jouissance des jouissances ! Florence, ne m'en veut pas
de ce sacrifice ! Je le fais pour l'amour et pour ce qui reste d'être dans les êtres ! Telle fut la
révélation qui me fut chuchotée à l'oreille pendant mon long coma ! Mais ma vie entière aura été
un coma ! Et voilà seulement que je me réveille ! Florence ! Je ne me suis pas donné en spectacle !
j'ai subjugué le spectacle pour retourner au vrai de nos conditions ! Et je t'aime ! je t'aime ! .
Talbert se releva, saisit le Mauser, en abaissa le canon et montra à tous le chargeur, vide. Il serra la
main de ses trois prisonniers, médusés et hagards, et sortit tranquillement du studio.
La suite se ramasse en quelques lignes. Arrêté, Talbert fut écroué et placé en préventive. Il eut très
tôt la visite des psychiatres. Ce fut un jeu d'enfant pour lui que d'abonder dans leur sens, il les
avait suffisamment lu pour cela : on le déclara paranoïaque et irresponsable.
On le plaça dans un département psychiatrique. Il se tint au rôle qu'on attendait de lui. Lors des
promenades, il eut tout le loisir d'inspecter les lieux. Il s'évada un mardi soir. Laissa sur son lit
une feuille blanche unie, arrachée à un cahier de correspondance, avec ces quelques mots
griffonnés: " Il vaut mieux faire de la vie un jeu que d'en être le jouet... "
Cette nuit là était douce qui le voyait courir comme hors de lui-même, se débarrasser de ses
oripeaux, se défaire de soi. Il lui vint sur les lèvres l'air et les paroles d'une chanson nichée au
fond de son cortex, celui qui conservait comme miraculeusement les fragments les plus aigus de
son adolescence :
" I look at you all see the love there that's sleeping, While my guitar gently sweeps ".
George Harrison l'accompagnait en ami dans sa fuite et c'était comme s'il se saluait lui même à
vingt cinq ans d'intervalle... De nouveau, il était libre mais, cette fois, à un degré supérieur :
clandestin...
Notes
(1) Ce en quoi ils n'ont pas vraiment tort...
(2) Comme quoi personne n'est jamais totalement imparfait...
(3) Cher lecteur et néanmoins camarade, tu commenteras le dialogue suivant
tiré des premières pages du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand
Céline, entre Bardamu et Arthur Ganate, un carabin comme lui:
- " Il y a l'amour, Bardamu !"
- "Arthur, l'amour c'est l'infini mis à la portée des caniches et j'ai ma
dignité, moi ! " que je lui réponds.
- " Parlons-en de toi, T'es un anarchiste et puis voilà tout ! "
Les copies sont à adresser à la boîte aux lettres électroniques de l'oupopo.
L'auteur(e) du meilleur commentaire se verra offrir un sight seeing tour de Kandahar.
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