Des papiers pour les sans papiers ! Des papiers pour les sans papiers !
Des papiers pour les sans papiers !
Le cortège bigarré des manifestants tintinabule et passe lentement sur le boulevard.
Il s'arrête tous les dix mètres pour scander avec l'énergie du desespoir.
Les participants sont pour l'essentiel des hommes, des hommes noirs pour la plupart.
Quelques femmes à boubous aussi, une poignée d'Asiatiques, quelques Maghrébins, et encore
quelques permanents du pôle de radicalité qui, lutte après lutte, cause après cause, poursuivent
leur engagement de jeunesse, de peur que l'histoire ne leur morde la nuque.
Dans les rues avoisinantes, un grand nombre de CRS jouent aux cartes et boivent de la bière sans
alcool dans des cars surchauffés.
A vue de nez, il doit bien y avoir un CRS par manifestant présent, afin, sans doute d'empêcher
tout débordement.
Moins visibles, mais tout aussi présentes, les forces de police discrètes: Renseignements Généraux,
office de répression du trafic de main d'oeuvre ...
Dernier élément du tableau: quelques journalistes, même si le mouvement des sans papiers a connu
meilleure gloire ...
Un peu partout sur les trottoirs à l'entour, des petits groupes suivent à distance le cortège, comme
pour garder la distance nécessaire pour jauger impartialement l'importance de la mobilisation ou
bien pour disserter sur les derniers développements de la situation politique.
Là, une femme et un homme, d'un peu plus de 40 ans, assez complices, parlent sérieusement,
quoique jovialement.
C'est étrange dit Bernard Langlet, ci-devant présentateur vedette de télévision, comme ce
mouvement des sans papiers persiste.
Il y a dans ce pays bien plus de 100.000 personnes concernées et seuls quelques dizaines
manifestent de temps en temps, comme une minuscule pointe émergée d'un iceberg démesuré.
Le problème, lui répond Judith Wittstaub, militante acharnée de tous les combats d'avant-garde depuis
sa prime jeunesse, c'est que ces clandestins, par définition, sont hors la loi et qu'ils prennent des
risques en manifestant publiquement leur statut.
Habituellement, un clandestin rase les murs, évite la police, vit traqué, dans l'angoisse permanente
du contrôle.
"Tu as raison, c'est dire comme ce désir de régularisation doit leur tenir au ventre; c'est le
cortège des meurt-la-faim-qui-relèvent-la-tête, en quelque sorte. De temps en temps, je me pose
quand même la question de la justesse du mot d'ordre. J'ai cru comprendre que ce diabolique
Madelin, au nom du libéralisme total, demandait également la régularisation des sans-papiers sans condition."
"De nos jours, dit Judith, on perd un peu le fil; les cases toutes faites explosent; Hue organise des
free-parties dans ses locaux du Colonel Fabien; il y avait une tendance républicaniste au sein de le
Ligue; tu me diras, ils ont rejoint Chevènement entre temps. Nous perdons nos repères; il n'y a
que Jospin à à être resté égal à lui-même, raide comme un piquet, même s'il n'est plus vraiment
pour la Révolution prolétarienne dans tous les pays, ni même dans un seul d'ailleurs..."
Bernard l'interrompt:
"A ce propos, Judith, A propos de personnalité complexe, te souviens tu d'un type qui était avec
nous, à la fin des années 70, qui a fricoté avec l'ICO, et qui était ensuite devenu flic.
L'an dernier, il a pété les plombs après un très grave accident qui l'a laissé plusieurs semaines
dans le coma ..."
"Oui, France Info, j'ai un amant à France Info (Judith W met très souvent en avant son activité
sexuelle, qu'elle présente comme débridée; Judith W a vécu le MLF, tendance Psyc et Po et tient à
préciser que c'est elle qui décide quand et où ...). Il m'a raconté la terrifiante scène en quasi direct.
Bernard reprend:
donc après cet épisode de France-Info, il a été mis en psychiatrie chez un pote de Marie-Laurence,
un ancien mao devenu très sérieux. Et quelques temps plus tard, il s'est échappé; en fait si j'ai bien
compris, il a voulu disparaître, changer totalement de vie; c'est pour cela qu'il a fait cette prise
d'otage démente, afin de ne plus pouvoir revenir en arrière...
Judith éclate de rire;
"Ce qui était le plus drôle, c'étaient ses appels forcenés à l'auto-dissolution du PS, et tous les nez
pincés derrière, Hollande en tête, venant expliquer que vraiment, ce n'était pas drôle ..."
Bernard, riant lui aussi
"...comme s'il y avait besoin de déclarer cette auto-dissolution ...
Enfin, si je t'en parle, c'est parceque ce Talbert, oui, j'avais tendance à prononcer Dalbert,
lorsque je le voyais il y a 20 ans, Talbert, donc a repris contact avec Daniel et Lucie, et qu'en
principe, je dîne avec toute cette troupe ce soir même."
Judith, intéressée et parlant à toute vitesse:
çà fait combien de temps, cette histoire de France Info, mais dis donc, il est clandestin lui-aussi, il
lui faut des papiers pour circuler. Que fait-il ? J'y pense, je devais dîner ce soir avec des copines
de cheval; j'ai très envie de t'accompagner moi; çà nous raménerait quelques années en arrière;
qu'en penses tu, je peux, tu es avec quelqu'un en ce moment ... ?
Mais oui, et tu la connais d'ailleurs; Anne-Elisabeth, elle est conseiller technique chez Kouchner;
en déplacement pour la semaine; elle revient demain. Viens avec moi, si tu veux !
Judith, soudain emballée
Génial, mais Talbert, sais tu ce qu'il fait depuis son évasion de l'hôpital; de quoi vit-il ?
Je ne connais pas les détails; d'après ce que me dit Lucie, il a bien récupéré; il fait beaucoup de
sport; je pense qu'il écrit un livre sur toute son affaire; mais nous en saurons davantage ce soir
même. Alors patience.
Judith, sortant son portable:
"Génial, Bernard, vraiment génial; je décommande mes copines; je te laisse; il faut que j'aille
saluer Ababacar et les autres; que je repasse chez moi; on s'appelle vers 19 heures."
Dodelinant de la tête
"Génial, vraiment !"
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