Chapitre XXVIII


Talbert ouvrit lentement le courrier posté un mois plus tôt de Paris.
Les services qualité-Clients de DHL, Chronopost , et autres n’avaient qu’à bien se tenir.
Le courrier était une coupure de Libération, elle était accompagnée, d’un message laconique sur un post-it : " Voilà où nous en sommes, bien à toi- Florence ".
Talbert se sentit gagner par un sentiment contradictoire d’amertume et d’émotion ; avait-il fait le bon choix ?
partir mais enfin pourquoi ? Lachez-tout ! Le doute, le doute toujours et la petite dose d’angoisse comme moteur. Talbert pensa tout de même qu’il lui restait au moins, encore à découvrir ce qui arrimait à cette terre les derniers des vivants ; yogis, lamas et chamans.
Talbert commença de parcourir d’un œil expert la page " Rebonds " de Libé, ne lisant pas vraiment, accrochant son regard à quelques mots clefs ; force, vestiges, vieux monde, réification, simulacre, amour, vie, fin…
Son attention se porta sur la signature et une vague épigraphe ; " Benjamin Victor Serge Coriolis, Chercheur de l’or du temps ".
A la vision de l’épitaphe Bretonnienne, Talbert se dit : " manque pas de culot le Ben ! Prend ses aises avec mon monde, mes jeunes années, mon histoire. On est dans l’intrusion, l’inquisitoire, faudra que j’lui apprenne que mon ego s’arrête certainement pas là où commence celui des autres !"
La pensée de Florence attendrie par les gesticulations de Ben, traversa son esprit, et lui valut un mal de crâne immédiat. Cette humeur jalouse, dont il s’avouait n’avoir pas ressenti l’indélicat fumet de longue date, le submergea. Se laisser gagner par la bouffée, il le savait était le seul moyen de réduire la tension. Cela commençait de s’apaiser, alors il se rappela la présence du post-it et s’interrogea sur son sens, laconique certes, mais évident de signifiant.
La spéculation dans le vague de Talbert dura un bon quart d’heure, posant son regard tantôt à droite sur un palmier géant, importé de Kuala Lumpur, tantôt à gauche sur Elvira égérie désœuvrée, croisée sur la route. Elle balayait le cabanon de terre sèche où Talbert avait élu domicile.
L’aridité du lieu, la terre pelée et rouge, était à Talbert d’un étrange secours, le dénuement alentours était tel qu’ici il n’y avait plus rien à attendre, mais surtout plus rien de quoi désespérer.
Libération- 6 juin 2002- Rebonds
" Moi, Victor, Benjamin, Coriolis, 20 ans aujourd’hui "
" Ce serait vaine fatuité, de reprendre à mon compte, les mots du co-turne de J-P Sartre, dans Aden Arabie, mais une telle lucidité n’étant plus de ce temps…
Moi, donc, Victor Serge Benjamin Coriolis, du nom de la force du même nom, celle qui démontre au monde qu’un seul et même phénomène peut prendre deux formes différentes, le monde sur la tête et celui sur ses pieds et inversement ; une pédagogie de la nature à laquelle chacun est redevable.
Je veux fêter, ici, avec mes 20 ans, l’acte inouï, unique, de mon camarade Talbert. Qui voilà un an, usant des artifices du terrorisme renvoya le spectacle à ses chères études, lui conférant et lui retirant dans un même mouvement toute sa raison d’être. En démontrant l’inanité conjointe des organes de contrôle et celle des média, notre camarade commettait un acte d’intelligence, un acte de salubrité, de vérité et d’humanité.
Je veux à mon tour, attiser la flamme, reprendre le flambeau de la fédération des désirs, rendre justice aux innocents, faire rendre gorge aux salauds.
Je veux dire ici dans cette page qui n’est déjà plus que rien, à quel point Talbert jetant son amour à la face du monde fit acte de densité contre la vindicte de la vacuité, contre l’absence. C’est dans le vacarme médiatique que règnent la vacance et l’oubli…
Cette manière qu’a le système de tout exploiter, de tout figer, de tout réifier dans des abstractions mécaniques donnant le sentiment d’éternelles et grotesques répétitions, désarticulant et vidant de leur substance les forces pourtant profondément humaines à l’origine de toute chose.
Je veux encore dire que d’approximation en approximation, à coup de variables discrètes on a voulu embrasser l’infini, le continu, et que c’est péché d’orgueil d’imaginer le monde à l’image de nos vies. Derrière l’horizon, il n’y a que l’horizon, le reste dépendant de l’épaisseur et de la densité de nos imaginaires.
Chaque jour qui passe est aux uns une aube nouvelle, aux autres d’une douleur extrême et cela est nos vies. Le hiatus est entre le discret et le continu, et au-delà entre une fin certaine et le désormais trop peu sensible sentiment d’infinitude. La vie n’est que dans l’exercice du contradictoire et du polaire…dans une intelligence particulière de la fin… C’est pourquoi, au crosse en l ’air d’autrefois, qui n’a plus d’actualité aujourd’hui que dans la police, j’ajoute le pas de côté, la sortie du rang, la désertion - Cessons de jouer !…"
Talbert tout en lisant, s’était levé et mis à marcher, gagné par l’envie d’en être de nouveau. Puis il avait cessé de lire et courrait maintenant, levant le pouce à chaque passage d’une voiture bringuebalante soulevant un nuage de poussière rouge et âcre. Il n’avait plus à l’esprit que gagner l’aéroport le plus proche, prendre l’avion et boire un café à la terrasse du tabac de la Sorbonne, tiédir au premier soleil de printemps, nez au vent, regarder Florence dans le blanc de l’œil et y lire quelques fracassantes envies, jeter des cailloux et faire des ricochets dans les bassins du Luxembourg, remonter la rue Vavin, puis la redescendre et revenir rue de l’école de Médecine manger quelques brioches dans le petit salon de thé à côté du cinéma - existe-t-il seulement encore ?- toujours avec Florence, ne rien dire, seulement goûter l’instant, l’humeur et l’âme du temps. Traçant du doigt, sur le hublot, quelques obscures formes destinées à la représenter, à la faire vivre, ici et maintenant, à contenir l’urgence du besoin, et à aviver l’intense exercice de soi à laquelle tout homme à le droit, Talbert se dit : " De tout cela est-il encore temps ? "

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