Chapitre XXXII

Il regardait presque fixement chacun de ses gestes tandis qu’elle parlait, à l’arrière du tramway 28 quittant les ruelles encombrées de l’Alfama.
Cette trame invisible qu’elle semblait tisser de ses longs doigts minces, d’un instant l’autre, était tout simplement celle de l’existence.
Qu’on vous enlève cela, il chercha le mot juste, ce charme, et c’est la stupeur.
Mon Dieu, jamais il ne faudrait qu’il lui avoue un tel sentiment. Elle s’arrêta soudain de parler, il la rassura d’un simple regard.
Elle reprit le fil de ses pensées. Il y avait eu une manifestation de 400 000 personnes en mars dernier à Barcelone lors du dernier sommet européen.

C’était là l’un des signes. De coagulation. De forces centripètes au cœur même des oppositions au grand compacteur néo-libéral, pour parler comme lui. Elle souriait. Barcelone. Oui oui. La Place André Malraux, la descente des Remblas au milieu de la foule de Pâques, la douceur inouïe de l’atmosphère.
Ce qu’on appelait un souvenir. Qu’est ce qu’il lui resterait de ce moment précis ? La certitude d’aimer au delà de ce qu’on pouvait en dire.
Le Tram s’arrêta dans un long cliquetis métallique. On descend là, Florence, murmura Talbert et il posa doucement la main sur son épaule.

Le C.R.L.A.A. était un joyeux bordel qui faisait honneur à ce qui restait de révolte en Occident. Rien à voir avec les orgas type ICO que Talbert avait fréquenté avec Wurtz dans ses rouges années, corsetées jusqu’à la moelle. Ici, on avait la contestation aussi rageuse que radieuse. Belle jeunesse qui avait su ramener en son sein les amers de la révolution des œillets : les générations se croisaient avec un clin d’œil complice, un verre à la main ou un pétard aux lèvres.
Tout ce folklore libertaire n’empêchait pas d’être lucide : le monde avait changé, on ne verrait plus des militants s’agglutiner sur des chars complices dans un des plus beaux feux utopiques que l’Europe se soit offerte en guise d’adieu à la révolution, mais rien n’empêchait la lutte de continuer, dans une forme aussi spontanée qu’énergique, dans le respect de ces capitaines effaçant, le temps d’une nuit d’avril, quarante huit ans d’une dictature aussi cruelle que bornée.
Il restait quelque chose de ce refus chargé d’illusion dans l’atmosphère enfumée des locaux du Comité : les slogans avaient encore le parfum du rêve… Global des maudits...

Le paravent légal du C.R.L.A.A. était une ONG qui gérait des programmes de développement en Angola, en liaison avec la Commission européenne et la Banque Africaine du Développement.
Elle faisait oeuvre utile dans un pays ravagé par une guerre civile interminable où les luttes de clans étaient adroitement pilotées par les intérêts pétroliers. Une part des fonds versés revenait à l’organisation, un détournement pour la cause, presque, un potlach.

Talbert fut le premier surpris d’apprendre que son happening à France Info avait eu un retentissement bien au delà des frontières hexagonales.
Pour tous ces réseaux hétéroclites qui poussaient en Occident comme autant de mauvaises herbes dans le jardin néo-libéral, il était devenu une sorte de héros clandestin, un sage.
Il ne maîtrisait rien de tout cela, de tous ces bruits médiatiques, de ce statut qu’on lui accordait, de héraut, alors qu’il se savait si frivole, parfois, tellement en deçà de toutes ces projections qu’on faisait sur lui, à sa place. Qu’est ce qu’on avait compris?
Des bribes sans doute, pas plus, mais il ne pouvait plus s’échapper de ce personnage, il devait l’incarner, non pas qu’il se sentît investi d’une quelconque mission, mais que ce personnage était désormais le seul qui le fit se tenir debout, au matin, au saut du lit.

Il fut rapidement mandaté pour courir l’Europe dans le but de fédérer les initiatives et, d’abord, les pays les plus nauséabonds, Italie, Autriche, Danemark. On le payait pour dire à des interlocuteurs conquis d’avance qu’on n’allait pas apprendre la mondialisation, par exemple, aux Portugais, dont les marins avaient ouvert la voie, et qu’il existait, non pas une, mais moultes alternatives.
Est-ce qu’il y croyait lui-même ? Le discours était rodé. Est ce que tout n’est pas déjà donné, en vrac, dans le statu quo, y compris l’utopie ? Le Tractatus s’ouvrait sur ces mots : “Le monde est tout ce qui arrive”. Bien sûr. Peut-être.
Mais ses différents voyages le confortaient dans l’idée que les démocraties européennes, parfois si tendres, étaient infiniment fragiles, que nous entrions dans une sorte d’éternelle demi-saison où bruissaient les complots, se nouaient des tractations de toutes sortes, bien au delà des pauvres slogans, si pauvrement lyriques, de pures mécaniques.

C’était comme si tout un monde était définitivement ouvert à la déconstruction méthodique d’un échafaudage qui se voulait encore humain : alors, il faudrait lutter. Pour qu’on ne rase pas tous les étages, élevés à la hâte, dans cet après-guerre fiévreux où les résistants voulaient encore croire à un avenir, un horizon simple, malgré les autels encore fumant d’une barbarie sans égale : que les choses s’améliorent, hic et nunc, Amen. C’était comme si, alors, il s’était choisi pour jouer son propre rôle.

Ils marchaient maintenant vers Belem, vers la mer. Le tramway, ses hoquets presque drôles, qui repartait dans les lacets des rues. Florence prit son bras, un geste parmi les gestes.
L’air était doux, et la brise marine fouettait leurs visages de plus en plus nettement au fur et à mesure qu’ils approchaient de l’océan.
Elle m’a pris le bras et elle m’a mordillé l’oreille en riant, tout en prononçant des mots incompréhensibles. Si il existe une chose dont je sois sûr, dans cette putain d’existence, c’est qu’elle a fait cela, Mesdames et Messieurs, et j’entends encore son rire. Ils habitaient là, à Belem ouest, dans un meublé sur cour, au dernier étage, et le linge qui pendaient aux fenêtres lui rappelait un film de Pasolini.
Il fumait tandis qu’elle se douchait. On était juste avant Pâques, croix, résurrection, esprit saint, toute la sainte liturgie allait se déployer dans une énième respiration. Il n’était pas chrétien, non, il ne croyait pas, il sentait juste le souffle rauque d’une humanité épuisée de ce qu’on exigeait d’elle. La cigarette accélérait son pouls, il entendait son coeur battre sans que le calme ne fut brisé. Elle chantait sous la douche. Le linge voletait dans la cour. Il écrasa son mégot dans le cendrier, une coquille d’ormeau, posée sur la rambarde. Son regard se planta dans le ciel : la lune était à demi-pleine mais un voile brouillait la vision des étoiles. Il chercha en vain la Grande Ourse. Les constellations, comme un songe jeté sur le temps d’une multitude de vies d’hommes, il croyait, oui, à l’infini, oui. Oui. Il écrivait des textes, des notes, des manifestes.
Il tentait de saisir un sens. Le bruit de la douche s’interrompit et il entendit plus distinctement les voix montant de la cour comme autant de murmures, de prières qui sait ? Il chassa doucement de la main droite une libellule, aux ailes étincelantes.
- Tal ? la douche est à toi...

L’amour est un astre, une étoile lointaine, quelque chose qui brille encore après sa disparition physique. Je sais que la métaphore est facile mais elle est, comment dire, si parlante, qu’on me pardonnera cette facilité.
Il n’y a pas de secret autre que le secret lui-même. Il faisait déjà chaud en ce début de printemps et la douche était si parfaitement apaisante qu’il lui sembla que cette seule sensation justifiait toute son existence.
Il ne reviendrait plus dans les traces que d’autres avaient balisées pour lui. L’avenir ? Il sifflotait. A sa façon, il luttait. A sa main. Elle refaisait le lit, une longue serviette autour du corps, comme un pareo.
Peut-être qu’elle ne pensait à rien. Juste aux draps propres et à leur parfum languissant quand elle s’allongerait. Un traversin, deux oreillers. Et son petit poing les traversant pour les mettre à l’équilibre.

Il avait dit une fois qu’elle avait un prénom de ville, une ville qu’il n’aimait pas, trop boursouflée d’histoire, trop bourgeoise, tout cela dans un rire, avant que de la saisir par le cou et amener sa bouche à ses lèvres. Elle s’était laissée faire parce qu’elle n’attendait que cela. Un élan. De la tendresse et du désir mêlés au mieux, comme dans un élixir. Alors quoi ? Elle était amoureuse. Il ferma les deux robinets en commençant par l’eau chaude. Devant la glace, il rabattit ses cheveux en arrière et se rasa méthodiquement. Etre là ne souffrait aucune discussion.

La liste des injustices en ce monde est indénombrable, Mesdames, Messieurs, absolument indénombrable. Quelque chose résiste depuis toujours, mais nous ne savons pas la nommer : instinct de vie ? dignité ? orgueil ?
Nous laisserons cela aux théologiens.
Le fait est que rien n’est résolu une fois cette question écartée. Car nous n’avons sans doute jamais été aussi conscients de la nécessité de résister alors même que nous n’avons jamais été aussi démunis pour ce faire. C’est dans ce paradoxe que nous mettons jour après jour, quelque soit notre condition.

Il me semble que nous nous posons trop de questions, que nous sommes trop philosophes. Je ne suis pas en train de faire l’éloge de la spontanéité, rassurez-vous, écoutez moi bien, je parle de notre conscience.
Comment se fait-il qu’elle soit si affûtée et qu’elle ne propose aucune véritable solution ? En d’autres termes qu’est-ce qui nous empêche, nous prévient d’agir ? Ou encore : de quoi avons-nous peur ? Pour finir : pourquoi sommes-nous si lucides et si paralysés par la vanité de tout acte qui n’appartienne pas à la reproduction ad nauseam de tout un système ?
Ils étaient couchés maintenant, l’un à côté de l’autre, sur le dos. Les volets étaient clos mais des rayons de lumière venus de la cour striaient doucement l’obscurité. Elle se redressa sur un coude, presque brutalement :
- J’ai envie de toi, Tal...
Mesdames et Messieurs, cette paralysie nous vient peut-être de l’histoire et de ses errements, plus sûrement du système lui-même qui ne se voit d’autre rival que lui-même. Nous sommes tétanisés par le seul fait d’être autre chose que ce que nous sommes...
Il était une sorte d’anguille, ou de serpent. S’enroulant autour de ce corps comme s’il en avait connu chaque pore de la peau de toute éternité. Un petit miracle.
L’incroyable ballet des gestes, des caresses, des baisers, comme si il avait répété cette scène depuis toujours. Elle murmurait comme pour elle même et il n’écoutait pas, tout entier dans l’ivresse de son épiderme, de ses dérobades.
Il ne fallait pas écouter, il fallait comme longer ce corps, ce corps qui frémissait, ce corps qui se tordait dans d’étranges géométries. Un moment, peut-être pour chercher un répit, elle se retourna, la tête enfouie sous l’oreiller, les épaules saillantes, le dos relevé.
C’est alors qu’il la mordit juste sous la nuque dans une sorte d’appétit violent et tendre. Ca ne peut pas se dire, n’est ce pas, il sentit qu’elle acquiesça.
Mords moi. Il mordit alors, là au creux des épaules, dans la chair des fesses, des hanches, puis encore et encore jusqu’à qu’elle le repousse et le morde à son tour, d’abord aux lèvres, puis partout où sa bouche voletait, parfois jusqu’au sang. Une danse de petits vampires. Dents contre dents. Entre deux soupirs.
C’est cela la seule question : qu’est-ce qui nous retient d’agir alors même que tout nous y pousse ? La peur ? Mais de perdre quoi ? C’est absurde. Il ne faut pas avoir peur de ce “non” qui affleure à nos lèvres, car ce NON est la force même...

Son front, des baisers. Ses lèvres, des baisers. Ses seins, jusqu’à leurs pointes, des baisers. Son ventre... Des baisers. Pour réparer de l’élan carnassier.
Nous avons perdu la force du NON. Son formidable potentiel. Parce que nous pensons que tout cela est vain. Parce que chaque jour nous anesthésie, chaque jour nous enlève de cette force en la dévoyant vers d’autres causes que nous jugeons plus immédiates, plus impératives.
Or, il n’y a rien de plus impératif, de plus immédiat, que de dire NON.

Il avait les mains sous ses fesses, d’autant plus fermes qu’elle avait rejeté tout son corps en arrière, la tête hors du lit, et il sentait confusément tout un corps vibrer sous sa langue.
Respirations retenues puis relâchées dans une improbable série de râles plus ou moins étranglés. Faire l’amour. Le corps qui se tend comme un arc, cette jouissance si étrange pour lui, impénétrable, tellement qu’il n’est plus que douceur alors que ce corps retombe doucement, et ces mots qu’il gardera en mémoire, ces mots à elle qui disaient “Mon Dieu quel trip...”.
Le pouvoir du NON c’est celui de l’amalgame, de l’agrégation, de la solidarité. Il nous faut partir de là sans même présager de la suite...
- Viens Tal, viens...

Il la prit le plus classiquement du monde avant de jouir à son tour après de longs errements. Une porte qui s’ouvre dans le lointain, une lumière drue.
Ils restèrent collés ainsi jusqu’au sommeil, jusqu’au matin, au réveil.
Leur nouvelle étreinte dura jusqu’à ce qu’ils eurent faim d’autres choses que d’eux-mêmes, une orange pressée, du pain, l’arôme lancinant d’un café fumant. Le monde, tout entier, était complice.

 

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