Chapitre XXXIII
Le vent souffle en rafales; un vent inhabituel à cette période de l'année.
Le vent de l'océan qui bruisse à quelques kilomètres.
L'air est rafraichi par ce souffle éolien. C'est le vent du changement.
Talbert est adossé à la terrasse. Il porte un pull en cashmere écossais
qu'il a acheté lors d'un de ses innombrables voyages européens.
Malgré cela, il est glacé intérieurement.
Talbert porte à ses lèvres un verre de whisky; il souhaite que l'alcool lui
permettra de résister à la furieuse envie de courir se jeter du haut de la
cathédrale Sao Vicente, le plus proche édifice élevé et
aisément accessible.
L'envie est là; elle ne l'a pas quitté depuis son retour il y a une heure.
Absent durant la matinée pour régler quelques détails de sa
prochaine mission de révolutionnaire professionnel de l'antimondialisation, il est
revenu avec une bouteille de vinho verde bien fraiche et une formidable ration de porc
à l'alentejane.
Le mot l'attendait sur le lit, une simple feuille jetée en travers, son écriture
à grosses boucles couvrant les deux côtés de la feuille conclue de l'initiale F.
"Mon Amour
Quelques mots que tu attendais sans doute.
Je ne sais, je ne puis te rendre heureux si je ne le suis moi-même.
En te rejoignant ici, j'ai franchi la ligne de l'invisible.
Tes absences répétées sont des épines dans mon coeur
et je m'étiole à t'attendre.
Je ne souhaite pas t'imposer de contraintes.
Elles ne sont pas dignes de nous, ni de toi, ni de moi non plus.
Je t'aime, salamat tindan."
Talbert se cramponne; le sol est flou, et ses bras, deux énormes masses inarticulées.
Les nuages descendent du ciel pour le voir. Il leur parle avec aisance, et leur langue lui est familière.
C'est un lien unique avec la densité de l'espace.
Plus rien n'a d'importance désormais que cette conversation à plusieurs.
Le soleil, caché durant quelques instants, réapparaît et
fait réchauffer
doucement le verre abandonné. L'odeur tourbeuse se disperse lentement dans les limbes.
O femme, ta douceur n'a d'égale que ta beauté, et pourtant tu
vas partir,
Danse, danse, dans la lumière, les papillons t'admirent
Cambre, cambre ton corps libre, et viens vite me dire
Ce que nul oncques n'a pu ouïr
Talbert se détend; il a quitté le stade de l'inertie gommeuse.
Il est descendu, a hêlé un taxi fatigué au coin de la rue.
Il s'est fait conduire à quelques kilomètres de Lisbonne, au château
de Sintra,
rêve éveillé d'un millionnaire excentrique.
Fin 19ème, ce financier enrichi en quelques bons coups s'est fait construire
une demeure délirante,
assemblage de styles, depuis le médiéval au napoléonien, en passant par le Renaissance.
Ce délire architectural fait le bonheur des Lisboètes et des visiteurs du monde entier.
Un jardin exotique unique jouxte l'édifice hétéroclite.
Des espèces parfois uniques en Europe, venues des quatre coins du Monde, une ambiance étonnante ...
Talbert est seul dans ce jardin magnifique.
Il se redresse et dodeline.
Un film se déroule dans son esprit. Des figures s'y pressent en ordre dispersé:
Kusask, Agagazinsky, Gushbore, Malik, Florence, Jean-Christophe, Maria-Roberta,
Georges, Ariana et ses amies fanatiques de la Callas et tant d'autres...
Le spectacle l'enivre; il est face à lui-même, au delà de lui-même, au bout du rouleau, c'est le printemps ...
L'organisme de Talbert est usé, il s'est isolé volontairement, nul ne lui portera secours, l'endroit est une représentation du paradis...
Son coeur écrit le mot FIN.
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