Ras le bol du Tréport-mers les bains. Ses rades sans issues, ses charades, ses rues qui
conduisent nulle part, ses apparitions et ses disparitions. Un cul de sac. Ce n'est
décidément pas ici que l'histoire se décantera. J'en ai franchement ma claque de ce
cloaque pour vieilles dames fripées. Ça pue la mort ici, fin d'empires, fin de siècles, fin
de tout, des illusions, de l'architecture proto-industrielle, de la pêche, des marins
pêcheurs et des martins pêcheurs.
Je me tire fissa, direction, Moulins centre France. Durant le voyage, j'égraine et je
ressasse les événements mineurs de la nuit passée. Je peste contre la poisse qui me colle
le train. Pire qu'Odoacre.
Mes pensées tournent sur elles-même et je n'arrive pas à trouver ce qui me travaille, un
élément du puzzle ne colle pas. J'ai bien formulé des hypothèses sur la fille, une s¦ur
jumelle, un pur hasard, après tout chacun a probablement un ou plusieurs sosies.
On m'attendait, c'était une mise en scène , un spectacle, avec de vrais cadavres dans le
rôle de la morte, et dans celui de l'amant déchu.
Laisse tomber la fille et attaque toi au gros, c'est ce que me suggérait, un
raisonnement que Wittgenstein n'aurait pas dédaigné.
Au fil de cette rêverie solitaire et inaboutie, je finis par prendre conscience de mon
environnement. Mon regard se promène sur la faune étrange de la voiture 57 au sein de
laquelle j'avais pris place. Juste devant moi, un imam psalmodie quelques sataniques
versets. Sa mélopée tourne parfois à la cantate. Il ne semble guère préoccupé par les
autres voyageurs, alors que poussant sa voix de contre alto, je lui tapotait l'épaule, il
posa sur moi son regard. Dans une moue pincée, il me fit entendre tout le mépris dans
lequel il me tenait. Il cessa de vocaliser et me fit face.
Il me tint à peu prés ce langage :
" puisse notre dieu miséricordieux et puissant prêter vie aux indigents qui l'importunent
dans sa louable communion avec ses mandants d'ici bas. "
" Qui es-tu sinistre engeance, fléau entre les fléaux, insignifiante fiente d'oiseau non
égorgé, demi vermisseau, appendice pédonculaire, extrait folliculaire "
" Saches, insigne être dont l'existence est réduite à la fatalité des choses, dont l'horizon
est ce qui advient, toi qui confond l'immanence avec ce qui est écrit, toi qui désespère de
voir surgir du néant dans lequel tu sembles te complaire une quelconque issue à ton non-être "
" Saches, sordide petite chose que les miroirs sont aux buses de ton espèce, ce que la
fenêtre de ta demeure est aux chauves souris, un lieu auquel tu te cognes, dont jamais tu
ne trouves l'issue, car là n'est pas la voie du sage mais celle de l'éxangue que respire ton
air suffisant "
Sur ce jugement dernier, le prédicateur se lève, sort de sa poche un petit diffuseur,
s'en s'asperge la muqueuse, s'en va trois rangs plus loin et se remet à son imprécation,
qui finit par m'imprégner.
"La SNCF vous rappelle que ce train desservira les gares de Orléans, Bourges,
Moulins, Clermont-ferrand, Millau, Lodève, Bédarieux, Béziers. ".
Tout un programme, cet énoncé me plonge dans un abîme de nostalgie. La traversée épique
d'une France Braudélienne, charme désuet d'un Pays qui s'est forgé dans la rencontre lente,
mais inexorable de toutes ces contrées à l'origine étrangères les unes aux autres.
Arrivée, Moulins, je n'ai même pas pris la peine de regarder une carte, cependant, quelques
vagues réminiscences me laisse entrevoir un rapport lointain avec l'Allier, le fleuve ou le
département, je ne saurais dire.
Moulins, donc, sa gare, son centre ville, ses parcs de stationnement, son horloge du
XVI ème siècle, et mon secret.
J'entre au Grand Café, un bijou du genre, décor kitsch, Hauts plafonds, verrières décorées,
miroirs immenses cerclées de frises rococos, à l'étage un balcon cerné de fers forgés qui
s'avance sur la salle et donne au tout une allure de salle de théâtre.
Pour conforter, cette sensation d'un cadre idéal à l'accueil du spectacle permanent de
l'existence, un piano droit, des banquettes en moleskine rouge et un ameublement en vieux chêne.
Autour de moi , la vie, à ma gauche deux vieilles dames s'agitent. Face à moi deux amants
sur le qui-vive comptent les minutes qui les réunissent et s'entendent sur quelques
instants de rémission.
Une femme au sourire ravageur s'offre en spectacle, elle minaude, fait mine de s'extasier
sur le décor, un homme alangui la suit des yeux. C'est elle qui paie l'addition.
Le patron, un homme avenant s'immisce dans les conversations et clame haut et fort
qu'après la cigarette, le b¦uf, c'est bientôt l'amour que l'on va interdire et que cela il ne
le supportera pas. Il enjoint à quelques uns de ses clients d'entrer en dissidence. Mais la
portée tout à fait estimable du propos leur échappe.
Je lui souris, redoutant pourtant d'avoir à engager quelques scabreuses conversations.
Les vieilles dames sont bientôt rejoints par un vieux monsieur dont le teint vif pourrait
faire passer la région pour viticole. Le patron désespère de faire avaler quelques
nourritures aux tourtereaux éperdus. D'autres personnes arrivent, un homme seul, un
couple, deux autres hommes. La salle se remplit, les conversations s'emballent, de la
cuisine s'échappent des cris, le vieux monsieur commande un Mercurey, les amoureux se
mettent à manger avec appétit. Je règle l'addition et m'en vais.
Elle s'appelle Maria Roberta, je l'ai rencontré au Champion de Champs sur Marne, Seine et Marne.
Elle poussait un caddie plein, accrochés à elle, michelo, et nastasie pleuraient. Elle
paraissait perdue. Je vis d'abord d'elle, sa poitrine opulente faiblement retenue par un
soutien gorge évanescent.
Brune, elle portait des chaussures à talon avec un collant vert et blanc, un pull
synthétique rose opportunément tendu par son corsage.
Je la regardais, détaillant son anatomie, ses fesses fermes, ses seins avenants, son
visage de nonne que pétrifiait la tristesse. Cela aiguisait mon appétit de l'étrange des
choses de la vie. Je lisais dans son apparente insignifiance tout le mystère de l'existence.
En même temps elle appelait en moi la part la plus triste, celle qui quand on la sollicite,
me fait monter les larmes.
Le lieu où s'était noué mon amour forcené de la veuve, l'orphelin et l'opprimé. C'est sur
moi que je pleure, l'enfant perdu de et pour toujours.
Tout cela excitait en moi des sentiments inavouables, faits de désirs, de rejets, une
forme auto érotique que j'entendais actualiser avec Maria Roberta.
Mon penchant soudain pour les amours ancillaires, provoquait chez moi, une déroute de la
raison. Je transgressais, je régressais.
J'abordais Maria-Roberta, doucement, je ne voulais pas l'effaroucher, " voulez-vous que je
vous aide à pousser le caddie". Elle me regarda perdue, et poursuivit son chemin sans répondre.
Je la suivis dans les allées du magasin, renouvelant plusieurs fois mon offre de service.
Elle paraissait ne pas comprendre. Elle se dirigea vers les caisses et je la suivis. Dehors,
je me mis à marcher à son côté, sans qu'elle ne dise rien.
Elle ne me rejetait, ni ne m'acceptait.
Arrivée à sa voiture, elle installa les enfants à l'arrière et déchargea son caddie dans le
coffre. En ramenant le caddie à sa consigne, elle se tourna vers moi et me dit dans un
français approximatif avec un fort accent, " je suis mariée, pour qui me prenez-vous ?,
laissez-moi tranquille ", je lui répondis, qu'elle m'avait semblée si triste et perdue que
j'avais voulu l'aider.
C'est alors, qu'elle me sourit. Cette attitude benoîte m'encouragea à aller plus loin.
" Je voudrais vous revoir ", elle me fit face, un instant je crus qu'elle allait me gifler, mais
elle me répondit que son mari était en déplacement et que le lendemain les enfants étant
à l'école, elle acceptait de me rencontrer dans un café qu'elle me désigna comme un lieu
tenu par l'une de ses amies.
Jamais je n'avais pas imaginé détourner avec autant de facilité, une telle femme de
l'horizon de son devoir.
Le lendemain, Maria-Roberta portait les même chaussures, une chaînette en or à la
cheville, un tailleur bon marché gris et un chemisier noir. Maquillée, elle ressemblait à
une petite poupée en sucre. J'étais partagé sur l'attitude à tenir, qu'est-ce que je
faisais là ?
La regardant, et découvrant de nouveau son ample poitrine, je me mis à la désirer.
Elle parlait peu, je compris que son mari était représentant en vins et champagnes. Il
n'était là que le week-end.
Elle était arrivée du Portugal voici bientôt deux années et vivait cloîtrée chez elle,
rencontrant de temps en temps sa belle-s¦ur et recevant à période fixe sa belle-mère qui
entendait de loin en loin régenter encore la vie de sa bru.
Elle devenait neurasthénique et développait par crises nombre d'eczémas.
Je l'écoutais peu et me concentrais sur mon désir de voir et toucher ses seins. Cette idée
me tendait tout entier.
Je lui proposais de bouger, elle me proposa d'aller chez-elle. Je la suivis, elle trottait
devant moi un peu comme si elle pressentait qu'elle allait commettre l'irréparable.
Mais un irréparable émancipateur qui la détacherait de l'insupportable tutelle de l'ordre
des choses de son existence.
Elle habitait un petit pavillon à l'extérieur très soigné, les trois générations de sa belle
famille y était certainement pour quelque chose.
L'intérieur de la maison, était à son image, bien tenu, mais sans âme, des meubles
Conforama couleur pin des landes, aux murs un excès de papiers à motifs iconiques
rappelant les azulejos et un lointain passé lusitano-islamique.
Sur les étagères d'une bibliothèque trônait un capharnaüm de bibelots et matériels de
cuisine achetés au grés des soldes de supermarché.
Au sol un carrelage de marbre blanc parsemé parfois de carreau de grés rouge, constitué
un insensé damier. Un tapis ajoutait à la déconfiture décorative.
Je m'assis sur le canapé de cuir blanc qui faisait face à un énorme buffet au-dessus
duquel trônait une tapisserie figurant une chasse aux lions dans une savane que
logiquement on voulait Angolaise.
Maria-Roberta m'apporta un thé et vint s'asseoir à côté de moi. Je ne savais comment m'y
prendre pour l'entrée en matière. Un moment silencieuse, elle vint se blottir contre moi,
murmurant quelques repentirs dans sa langue natale. Je la pris alors dans mes bras et me
mis à l'embrasser goulûment. Elle se laissa faire, puis se mit de la partie, prenant ma
main et la portant à sa poitrine. Elle m'enjoignait de la dévêtir.
Nos ébats, d'abord chastes puis échevelés durèrent deux bonnes heures, avant qu'éreintés
nous cessâmes toute activité pour sombrer dans un sommeil comateux mais salvateur.
C'est elle, qui depuis avait déménagé, que je rejoignais, chaque fois que nécessaire à
Moulins centre France. Cette cure tenait du pèlerinage et était si j'ose dire pain béni.
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