CHAP XXVI

"While you make pretty speeches
I'm being cut to shreds
You feed me to the lions
A delicate balance
And this just feels like spinning plates
I'm living in cloud cuckoo land
And this just fells like spinning plates
Our bodies are floating down a muddy river "
(Thom Yorke, " Like spinning plates ", Radiohead : http://www.radiohead.org/ )


A ce stade du récit, Talbert aurait pu intervenir. Dire son mot. L'idée le traversa mais il s'en tint au
silence. Ce n'était pas du tout qu'il pensait vaine toute prise de parole mais simplement que tout
cela le fatiguait, désormais. Se justifier, avouer, décrire, analyser, épuisant d'avance... il préférait
laisser errer son regard sur les vastes champs d'hévéas qui défilaient à travers la fenêtre du bus. La
route entre Johor Bahru et Kota Tinggi (http://www.catcha.com.my/) était toujours aussi défoncée
et cela le fit sourire.

Et, d'abord, qu'aurait-il eu à dire ? Que les petits jeux de l'ego ne l'amusaient plus ?
Qu'il connaissait la plupart des trucs et ficelles qui faisaient se faire tenir debout un individu ?
Sans détacher le regard de la vitre, il recherchait vainement le nom de ce botaniste
anglais de la fin du XIXième siècle qui avait dérobé les semences de l'hévéa au Brésil et fait de la
Malaisie le premier producteur mondial de caoutchouc en quelques années, pour la gloire de
l'Empire britannique. Non, ça ne lui revenait pas (al.zeimer@hotmail.com).

Dire que toute cette époque était un vaste leurre ? Que l'apologie de l'individu n'était rien
d'autre qu'une énième stratégie du système pour couvrir les inégalités entre individus justement ?

Tout cela avait été dit, était dit et serait dit demain. Bien mieux. Avec des notes en bas de page,
des graphiques, des statistiques, des concepts et une epistêmê (http://www.bourdieu.org).
Ainsi, il resterait coi. Il pouvait se payer cette facilité. L'en avait suffisamment bavé comme ça.
Un cahot le fit sursauter.
Hati hati ! Le chauffeur conduisait comme un dingue, avec comme seul sésame, "inch allah ! " aux lèvres.

C'était ainsi que l'islam s'était posé sur ce pays comme une évidence : on croyait à la fatalité. De
toute manière, il avait largué l'essentiel de la purée lors de son coup de force à France Info
(http://oupopo.free.fr/chap22.htm) .

Pour une fois, il était allé au bout de quelque chose, d'une logique. Alors, il lui faudrait un peu de
temps pour de nouveau se payer de mots.
Valait mieux déléguer et le jeune Ben faisait ça très bien, la chère Florence sur ses talons.
La dernière petite chose qu'il leur avait laissée c'était cette notion de post- situationnisme dont leur
jeunesse érudite à fort capital culturel (1) pourrait faire ses choux gras.
(http://perso.infonie.fr/grems/n3/accueil3.html) ou (http://www.uzine.net/).

Le bus doubla à vive allure une motocyclette de faible cylindrée sur laquelle étaient juchés
trois jeunes aux visages hilares. Qu'est ce qu'ils en pensaient, eux, du post-situationnisme ?
Debord (2) aurait du faire un tour par ici, il aurait échappé à la posture et à la gravité. On peut quand
même se départir de soi sans être total frivole.
S'oublier juste. Ah oui, Ben...
Au début, il y en avait eu des tas comme lui, comme il y avait eu plein d'autres Florence, avec
cette litanie à la bouche "auto-dissolution du parti socialiste français, auto-dissolution... "... il esquissa un sourire.

Il les avait découragé les uns après les autres à coups de concepts hermétiques et de mots d'ordre
incohérents (http://www.bourdieu.org). Pas gourou pour un sou.

Mais le petit Ben, avec sa bouille de beau gosse, s'était accroché. L'avait sans doute
compris que la rupture ne passait plus par des mots, des rassemblements, des stratégies, tout était
bien trop éclaté pour cela, pour que quoi que ce soit s'agrège, mais par des actes
imprévisibles ou extraordinairement ordinaires, triviaux, comme de juste faire un pas de côté.

Des hévéas, partout et, enfin, à droite, une trouée laissant apercevoir la mer.
Il eut envie d'une cigarette.

Son téléphone cellulaire vibra dans la poche intérieure de sa veste de lin.

- Allo ?
- Talbert ?
- Ouais ! Selamat Petang ! Apa khabar Ben ? (http://www.yourdictionary.com/)
- Bien ! très bien même ! et vous ? (le petit con tenait à ce vouvoiement mais finalement on s'y
faisait, ça installait entre eux une familiarité inédite)
- Pour aller, je vais mon petit pote ! Dans une heure, je verrai le soleil se coucher dans la mer de
Chine ! Et je peux t'assurer que ce n'est pas une contrepèterie !
- Ah ! je vois que c'est la grande forme ! non, j'appelais juste rapport au dernier happening !
- Oui ! Comment ça s'est passé avec ces vieux cons apostasiés jusqu'à la moelle ? tu as du les
estomaquer, non ?
- Ca oui ! vous aviez raison Tal ! Ils sont passés par tous les sentiments ! je crois qu'il n'y avait pas
de meilleure façon de fêter le premier anniversaire de votre putsch radiophonique !
- Parfait ! Il faut liquider cette génération en tant que classe et vice et versa ! Nouveaux mots
d'ordre, Ben ! et quid du livre ?
- Ca avance ! Je vous enverrai bientôt les épreuves par DHL à S'pore, comme prévu. Dîtes moi,
z'êtes sûr qu'on garde la double dédicace à François Hollande et Francis Lalanne ?
- Oui ! " A François Hollande, pour son sens inné de l'auto-dissolution " ; " A Francis Lalanne,
pour sa contribution à l'idée du bonheur
(http://www.paroles.net/text/M/FraLal02.htm) " !
Je maintiens !
- OK Tal ! Pour le reste, j'ai lancé toutes les rumeurs les plus folles quant au contenu du bouquin !
Alors, en plus du happening, ça jase de partout ! Très judicieux, d'ailleurs, Tal, le choix de la
Judith ! Je l'ai subjuguée la vieille vulve quinqua ! Elle a entrepris de tartiner au moins trois
papiers sur vous dans l'Evénement des quatre jeudis ! " Dans le sillon de Talbert " qu'elle a appelé
le premier ! A se tordre ! Il est en ligne sur le net, allez mater Tal
(http://www.ev4jeudi.fr/sillon-talbert/htm) ! C'est la gloire ici ! Bon, j'ai assez causé, je vous
passe Florence ! A plus Tal !
- Florence ?
- Oui !
- Dis à Ben qu'il a bien bossé... comment va toi ?
- Ca va...
- Modère ton enthousiasme ma grande !
- Oui, je modère Tal... je modère...
- Bon, mon bus arrive... je te rappellerai de l'île demain ! je t'embrasse Flo !
- Moi aussi Tal, moi aussi... à demain alors...

Talbert descendit du bus dans les derniers. Prit son sac à dos dans la soute latérale.
Le bateau n'était pas encore à quai. Un peu plus haut, derrière le petit entrepôt, un restaurant
chinois vendait des bières fraîches au détail. Il acheta trois large Tiger ­ la traversée durait deux
bonnes heures jusqu'à Pulau Tinggi, île volcanique en face de Sibu island
(http://www.siburesort.com/) ­ et entreprit d'en ouvrir une illico.
Après la deuxième gorgée, il sentit qu'un petit vent marin apaisait doucement mais sûrement le
sentiment de chaleur.
Il alluma goulûment une Marlboro light.
La seule chose dont il pouvait être sûr : là, maintenant, il était à sa place.


Pour toutes remarques : jc_dedalus@hotmail.com


(1)
Oui, ce texte se veut bourdieusement correct, reçois, cher lecteur, toutes mes zexcuses mais à
tout il faut un prétexte heuristique sous peine d¹être socio-analysé de force (souvent à sec,
hélas) par les sbires du Sociologue du Tarn, qu¹ils aient ou non raison d¹agir.

(2)
(http://perso.respublica.fr/lnalhooq/Debord/Debord1.html)


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